Culture et éco-responsabilité (2)

La permaculture des arts

Stéphane Ghislain Roussel dans le stock de costume du Grand Théâtre de Luxembourg
Photo: Hadrien Friob
d'Lëtzebuerger Land du 21.07.2023

Parler d’écologie pendant que des avions de l’armée sont en train de sillonner le ciel français en vue de la fête nationale, a quelque chose de particulièrement savoureux. On ne s’entendait plus sous ce ballet aérien (comme dans un film de Godard). Ça tombe bien car Stéphane Ghislain Roussel confie à cet instant ne plus prendre l’avion. Il n’en fait pas une règle à laquelle les autres devraient se plier. Il distingue les usages et ne confond pas celui qui utilise l’avion plusieurs fois par semaine pour se rendre à une réunion avec ceux qui le prennent pour leurs uniques vacances de l’année. Une approche de l’écologie qui croit à la responsabilité individuelle et collective, sans anathème ni interdiction, formulée avec fermeté mais aussi avec sensibilité, registre qu’il privilégie à la morale en tant que musicien et metteur en scène. « Au vu de la paresse et de l’irresponsabilité de nombreux politiques dans bien des pays européens, je crois que la création artistique peut, à sa modeste échelle, tisser des liens sensibles avec tous, et entre tous, les écosystèmes. Peut-être pourrons-nous ainsi changer de point de vue, recréer de l’empathie ou avoir envie de se mettre en action. Prendre soin, respecter, sont devenus des nécessités, sachant que c’est un déplacement complet de paradigme qu’il nous faut opérer », espère-t-il

Stéphane Ghislain Roussel reconnaît volontiers que la pandémie a agi sur lui comme un accélérateur de particules. Conjointement aux « utopies agissantes », un nouvel axe, nommé « permaculture des arts » et centré sur l’écologie, l’anthropocène et l’éco-responsabilité, guide son travail au sein de sa structure de création l’asbl Projeten. Ainsi Luonnollisesti, qui signifie « Naturellement » en finnois, relève d’une ethno-écologie. Il puise dans les mythes et les traditions de la Finlande ainsi que dans la vie de la comédienne d’origine finlandaise Marja-Leena Junker, qui en est l’interprète principale. Cette pièce itinérante se déploie dans un va-et-vient entre un espace vert, la forêt Ellergronn, et les planches de l’Ariston, où Luonnollisesti sera présenté pour la première fois en juin 2024. Au sein de cette permaculture des arts, la nature est le lieu et le modèle inspirant d’une expérience esthétique totale dans Teatro di Verzura, où d’étranges jardins se mêlent à la musique baroque et aux œuvres de Lise Duclaux, son acolyte plasticienne elle aussi passionnée par l’intelligence des écosystèmes naturels.

L’expérience curatoriale de Stéphane Ghislain Roussel nous conduit à le questionner aussi sur les façons d’améliorer le bilan carbone de cette pratique. Le problème s’avère complexe, car les possibilités réformatrices d’un curateur dépendent avant tout du fonctionnement de l’institution qui l’accueille. Il formule tout de même des améliorations possibles qui commencent à être instaurées, comme le fait d’allonger la durée des expositions (à titre de comparaison, elle est de quelques mois au Luxembourg et de six mois au Centre Pompidou-Metz). Celui qui fut le commissaire de l’exposition Opéra Monde cite à dessin le musée messin qui propose de plus en plus « des scénographies matricielles, qui peuvent être déconstruites et reconfigurées différemment ». Mais les contraintes les plus importantes portent, notamment, sur le prêt des pièces, qui implique forcément des transports coûteux et polluants lorsque les œuvres viennent de loin.

C’est surtout dans les arts de la scène que Stéphane Ghislain Roussel tente actuellement de faire bouger les lignes. Il a initié un groupe de travail « éco-responsabilité » au sein de la Theater Federatioun, rejoint par d’autres membres issus de tous les corps de métiers (technique, artistique, administratif), puis de personnes n’étant pas forcément affiliées à la Fédération luxembourgeoise des arts de la scène. Entre six et vingt personnes se retrouvent ainsi régulièrement et l’idée de rédiger une charte d’éco-responsabilité pour les arts de la scène émerge rapidement. Plusieurs interventions de la part de personnalités ayant une expertise reconnue en la matière sont programmées. Un éclairage important vient de Véronique Fermé, coordinatrice des festivals éco-responsables et solidaires en région Sud, engagée depuis longtemps dans la transition écologique, qui a conçu avec le Festival d’Aix-en-Provence un guide méthodologique d’éco-conception appliqué au domaine de l’opéra. À l’issue de cette étape fondatrice, un état des lieux est établi en interne, passant en revue l’isolation des bâtiments, la réduction des déchets, la production et les tournées, jusqu’au devenir des décors et des costumes une fois les spectacles achevés. Il s’avère que de nombreuses mesures sont déjà en vigueur dans certaines institutions, comme à la Kulturfabrik, aux Théâtres de la Ville de Luxembourg, ou encore au sein de l’Aspro (Association luxembourgeoise des professionnels du spectacle vivant) sous l’impulsion de sa présidente d’alors, la scénographe et costumière Peggy Wurth. Plusieurs réunions et trois années plus tard, la charte, qui sera adaptée à la réalité de chaque corps de métier, est aujourd’hui en phase de rédaction. Une fois prête, celle-ci sera soumise à la validation des membres de la Theater Federatioun.

Parmi les nombreux besoins identifiés par le groupe de travail éco-responsabilité, l’idée de mettre sur pied un lieu de conservation et de réutilisation des costumes, accessoires et décors fait son chemin. L’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit, notamment, de relever les défis de surproduction et de durabilité rencontrés au Luxembourg. Les spectacles tournent trop peu, et pas assez longtemps ; les productions de décors sont aussi insuffisamment espacées entre elles, au risque d’épuiser les équipes techniques. En collaboration avec le ministère de la Culture, la Theater Federatioun, à travers le groupe de travail éco-responsabilité, étudie la faisabilité d’un lieu-ressource et de réutilisation des scénographies, ce qui demande de trouver, ou de faire construire, un entrepôt suffisamment important pour conserver tous ces décors et costumes. À cela s’ajouterait un stock de matériaux recyclés utiles pour la construction de décors qui permettrait de mutualiser les moyens et de favoriser la circulation des décors. L’idée de créer un poste de chargé de mission éco-responsabilité auprès du ministère a par ailleurs été évoquée.

Au-delà de la sphère du spectacle vivant, l’enjeu est de gagner un large public qui n’est pas encore acquis à la cause écolo. « Il faut interpeller au mieux les gens, tout en s’interrogeant sur la façon de le faire : être à la fois impératif en regard de l’urgence climatique, mais aussi sensibiliser les gens d’une façon qu’ils se sentent volontairement et véritablement impliqués. », nuance Stéphane. « Mais soyons réalistes, si la création artistique a une vraie part à jouer, il nous faut avant tout et au plus vite sortir d’un système qui exploite et vampirise tout au profit de quelques happy few », conclut-il avant de poursuivre sa permaculture des arts.

Loïc Millot
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