Weilerbach

Stress disorder

d'Lëtzebuerger Land du 21.02.2008

Ce fut un choix délibéré. Cela, Yann Tonnar le souligna dès que fusaient les premières questions le soir de la première de son long-métrage documentaire Weilerbach : ce qu’on ressent comme le plus grand défaut du film, le plus frustrant aussi, c’est-à-dire le fait que les trois familles de demandeurs d’asile dont il suit le quotidien durant trois ans dans le foyer éponyme ne soient jamais interrogées sur les raisons de leur émigration, est un choix du réalisateur. Il ne voulait pas que les spectateurs se retrouvent dans la situation délicate de devoir juger sur le bien-fondé de ces demandes d’asile, ce qui serait, selon lui, du seul domaine des fonctionnaires en charge des dossiers. Et il lui importait de respecter l’unité du lieu et la primauté de l’image – tout ce qui est vérifiable à l’écran – sur le récit. C’est pourquoi l’inénarrable critique du Lëtzebuerger Journal s’inquiète de s’être découvert des sympathies pour les familles, alors qu’« il se pourrait qu’il s’agisse de criminels » qui auraient cherché à échapper à la justice de leur pays… 

L’origine du documentaire Weilerbach remonte au projet Exit Lëtzebuerg, une pièce de théâtre montée en 2006 par Serge Tonnar, le frère aîné de Yann, au Centre culturel de Mersch (production : Maskénada), avec  Steve Karier dans le rôle principal. Faisant suite à une émission à micro ouvert de RTL Radio Lëtzebuerg sur le sujet des demandeurs d’asile, émission qui avait choqué l’auteur, compositeur et metteur en scène par l’explosion de haine et de xénophobie de la population autochtone qu’elle documentait, Exit Lëtzebuerg était davantage une pièce sur l’attitude des Luxem­bour­geois – fonctionnaires, politiciens, citoyens lambda – vis-à-vis des demandeurs d’asile que sur ces immigrés. Pour ce spectacle, Yann Tonnar avait filmé quelques séquences au foyer Weilerbach, séquences projetées dans la pièce, et savait dès lors qu’il voulait continuer ce travail documentaire.

Le foyer Weilerbach près d’Echternach est le plus grand du pays, il accueille en permanence presque 300 personnes, avant tout des familles avec enfants, et fonctionne quasiment en autarcie : les enfants y vont à l’école, les familles y sont logées, nourries et blanchies, celles qui sont en fin de droits, c’est-à-dire dont la procédure est terminée et la demande n’a pas aboutie (elle est alors « annulée ») ne reçoivent plus que 12,39 euros par mois pour menus achats et n’ont plus ni le droit de travailler, ni de suivre une formation. Leur quotidien se résume donc à l’attente, 24 heures sur 24 d’attente, avec, surtout, une grande peur du lendemain, car elles ignorent tout de leur avenir le plus proche. « C’est comme une prison ouverte, » résume l’un des pères interrogés. 

Durant trois ans, Yann Tonnar a suivi trois familles qui habitent le foyer : les Girch de Russie, celle de Lutvo Sabanovic, Monténégrin, et de sa femme Nermina, Bosniaque, et celle de Durhata Gavoci, Albanaise élevant seule quatre enfants, son mari étant mort ici, à Weilerbach quinze mois plus tôt. Ce sont les seules qui aient été prêtes à témoigner à visage découvert durant toute la durée du tournage. Lorsque nous les rencontrons, en automne 2005, elles sont ici depuis plusieurs années (entre deux et six) et leurs procédures sont toutes annulées. Donc elles vivent toutes les trois dans l’incertitude la plus totale : et si demain matin, la police débarquait à six heures pour les amener à l’aéroport et les expulser, comme ces épisodes arrivées à des voisins ou collègues dont les gamines se souviennent ?

Pour Yann Tonnar, Weilerbach est un film sur cette attente, insoutenable par moments, sur la vie au ralenti qu’ils vivent tous, souffrant, et c’est palpable, de tous les syndromes du stress, dépressions, insomnies et au­tres maladies. Le personnage principal du film, toujours selon le réalisateur, serait le foyer en lui-même, cette bâtisse impressionnante perdue entre la forêt et des près où l’on voit paître des vaches paisibles au début du film, qui a dû être majestueuse jadis, lorsqu’elle était encore un hospice pour personnes âgées (« c’était beaucoup plus calme à l’époque » se souvient le manœuvre des lieux), aujourd’hui décrépie et mal adaptée pour accueillir autant de gens. Aucune intimité (la famille Gavoci dort à cinq dans un même lit), une hygiène rudimentaire, des équipements défectueux… on imagine aisément que le fait de passer sept ans dans ces conditions sans pouvoir rien y changer est déjà éprouvant en lui-même. 

Les efforts déployés par les sociétés privées de gardiennage, mais aussi de la gérante des lieux, Jacqueline Malevez, pour gérer les flux humains tout en affichant une certaine compréhension et de la bonne volonté (au moins devant la caméra) atteignent parfois des combles de l’absurde. Comme cette très longue séquence durant laquelle la gérante explique son système astucieux des bons de repas de couleurs et de formes différentes selon les jours de la semaines et les heures du repas.

Mais ce serait dommage de réduire le film à ce sujet de la logistique. Car ses plus grands moments, les plus intenses sont ceux où les demandeurs d’asile parlent, à différents stades de leur procédure, donc forcément dans une ambiance différente à chaque fois, de leur situation, de leurs états d’âme, de leurs craintes et – de moins en moins à force où l’on avance dans le temps – de leurs espoirs. Ou lorsqu’ils ont perdu leur peur de la caméra et de cet inconnu et s’ouvrent plus intimement, comme cette scène extrêmement touchante où le réalisateur a laissé sa caméra aux enfants de Durhata Gavoci et que ceux-ci se filment eux-mêmes, racontant, en riant de la situation, que leur papa qui les a amenés ici est mort, « C’est dommage ! C’est très dommage ! ». C’est lors de ces scènes, mais aussi dans son approche du temps (réel et cinématographique) que l’on fait la différence entre un documentaire journalistique (toutes les parties sont interrogées, le film se fait en un laps de temps assez court…) et une certaine ambition cinématographique. Les plans sont parfois longs, la guitare monotone et mélancolique de Serge Tonnar (une Fender Tekecaster avec un effet Wah wah pedal) contribue à l’ambiance élégiaque qui règne à l’écran.

Yann Tonnar n’a pas fait un documentaire didactique ou accusateur sur la vie des demandeurs d’asile au Luxembourg. Il ne s’agit pas d’un plaidoyer d’une ONG pour faire pression politique afin que la législation soit adaptée ou les moyens mis à disposition augmentés. On peut le regretter, mais on peut aussi le saluer. Profondément humaniste, mais respectant toutefois une certaine distance par rapport à ses sujets, Weilerbach constate, fait un état des lieux sur les conséquences de cette attente et du stress dans lequel vivent ces familles au quotidien ; sur les difficultés à faire des courses avec 12,39 euros ; sur le sentiment d’injustice que ressentent les adultes face à leur situation – pourquoi les uns peuvent rester et d’autres doivent partir ? est-ce vraiment une « loterie » comme ils le perçoivent – et sur leur solitude face à une certaine hostilité de la part de l’administration, notamment celle du ministère de l’Immigration, qui leur parle dans une langue qu’ils ne comprennent même pas... Au spectateur d’en tirer ses conclusions et de choisir son camp – même si cela semble évident. 

Weilerbach de Yann Tonnar, qui en a également fait l’image et le son en solo ; montage : Misch Bervard, musique originale : Serge Tonnar est produit par Samsa Film et Maskénada et dure 55 minutes. Actuellement en salles. 

josée hansen
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