Le Covid-19 laisse des traces sur l’emploi, les salaires et les inégalités, selon l’Organisation internationale du travail

La casse est limitée

d'Lëtzebuerger Land du 08.01.2021

Selon un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) publié début décembre 2020, la crise du Covid-19 a exercé au premier semestre de l’année écoulée une pression à la baisse sur le niveau ou sur le taux de croissance des salaires moyens dans une centaine de pays, soit les deux tiers de ceux pour lesquels les données étaient disponibles. Une évolution à rebours de celle observée au cours des quatre années précédentes. Dans les autres pays, les salaires moyens ont augmenté, mais en grande partie artificiellement en raison de pertes d’emplois substantielles parmi les travailleurs les moins bien rémunérés : cela a été le cas au Brésil, au Canada, en France, en Italie et aux États-Unis. C’est un effet connu. En temps de crise, l’analyse des salaires moyens peut être fortement biaisée par de brusques changements dans la « composition de l’emploi ».

Dans les pays où des mesures énergiques ont été introduites ou étendues pour préserver l’emploi et les revenus des salariés, la casse a été limitée. Ainsi, en Europe, sans prendre en compte les subventions salariales, la baisse de la masse salariale entre le premier et le deuxième semestre aurait été de 6,5 pour cent, imputable à hauteur de 85 pour cent à la réduction des heures travaillées pour cause de confinements. La situation s’est présentée de manière très différente selon les pays. Dans quatre d’entre eux, la réduction de la masse salariale a été supérieure à dix pour cent entre le premier et le deuxième trimestre (Portugal, France, Espagne, Irlande). Mais dans dix autres, surtout situés en Europe du nord, elle a été limitée à moins de quatre pour cent. Au Luxembourg, elle a ainsi diminué de 3,3 pour cent.

Dans tous les pays, la chute du nombre d’heures travaillées en a été la principale cause. C’est même quasiment la seule au Luxembourg (98 pour cent des cas) et au Royaume-Uni (97 pour cent) tandis que les licenciements ont surtout pesé en Espagne (ils expliquent 24 pour cent de la baisse contre 15 pour cent en moyenne). Partout aussi en Europe, les femmes ont davantage fait les frais de la crise, confirmant les résultats de l’enquête réalisée à l’automne 2020 par Allianz (Land, 24.12.20). Leur perte de salaire est estimée à 8,1 pour cent contre seulement 5,4 pour cent chez les hommes, soit une différence de 2,7 points. Mais des écarts bien supérieurs ont été observés en Allemagne et en France (respectivement 4,4 et 5,4 points) et surtout en Belgique et au Royaume-Uni (6,1 points). Au Luxembourg, les femmes ont perdu 4,5 pour cent et les hommes 2,5 pour cent.

Les travailleurs les moins qualifiés, et donc aussi les moins bien rémunérés, ont aussi payé un lourd tribut. La part de la masse salariale totale reçue par les personnes faisant partie des cinquante pour cent les moins payées a chuté de 3,2 points en Europe, en à peine un trimestre, passant de 27,1 à 23,9 pour cent. Dans les pays du nord, où ces salariés étaient mieux lotis qu’ailleurs (avec une part de trente pour cent) la baisse a été limitée à 1,6 point. Mais en Europe de l’ouest et du sud, la diminution est respectivement de 4,1 et 4,5 points.

Un autre indicateur prouve l’accroissement des inégalités : le ratio entre les salaires des dix pour cent de personnes les mieux payées et ceux des dix pour cent les moins bien payées (soit l’écart entre le neuvième décile et le premier décile de la distribution des salaires). Avant la crise sanitaire, ce ratio était déjà élevé (compris entre vingt et 25) en Espagne, au Royaume-Uni, en Irlande, en Autriche, en Suisse et en Bulgarie. Il était plus modeste en Belgique (7,9) ou au Danemark (9,8), le Luxembourg occupant un niveau intermédiaire (treize). Le problème est qu’il s’est partout détérioré, avec une augmentation moyenne de 21 pour cent. Mais en Espagne (où il atteint le niveau record de 36) et au Portugal il a crû de plus de cinquante pour cent. En Belgique, en Irlande, au Royaume-Uni et en France la hausse est comprise entre trente et 41 pour cent. À l’opposé en Croatie, au Danemark, au Luxembourg, en Norvège, en Suède et en Suisse la hausse du ratio a été inférieure à dix pour cent.

Rappelons que ces chiffres ne tiennent pas compte des « subventions salariales » qui ont été largement utilisées dans toute l’Europe pour éviter les licenciements massifs et en même temps garantir le revenu des personnes empêchées de travailler, telles les mesures de chômage partiel déployées au Luxembourg ou en France. Selon l’OIT, elles se sont révélées très efficaces pour éviter une trop forte diminution des revenus et une aggravation trop marquée des inégalités. Sur un échantillon de dix pays européens, où figurent la Belgique, la France et l’Espagne, la baisse de la masse salariale due à la réduction des heures travaillées a été finalement de 3,1 pour cent alors qu’elle aurait été de 6,4 pour cent sans les aides mises en place. On peut en conclure qu’elles ont permis de compenser la moitié de la baisse et que les dégâts sont finalement limités, au regard de la gravité de la crise. Par la même occasion, l’impact sur les inégalités a été réduit. La part de la masse salariale versée aux travailleurs les moins payés (ceux qui se trouvent au-dessous de la médiane, donc la moitié du total) était de 26,6 pour cent avant la crise sanitaire. Sans les subventions salariales elle serait tombée à 23 pour cent. En réalité, et après leur prise en compte, la part s’est élevée à 24,9 pour cent. Une baisse somme toute modeste de 1,7 point par rapport au début de l’année 2020.

Dans les pays où des subventions salariales n’ont pas été mises en place, l’existence d’un salaire minimum a joué un rôle d’amortisseur de la crise. Selon l’OIT, un salaire minimum, statutaire ou négocié, existe dans 90 pour cent des 187 États Membres de l’OIT. L’analyse révèle en outre que sur les soixante pays qui les ajustent régulièrement, les mesures prévues pour le premier trimestre 2020 ont bien été appliquées. Six des neuf pays opérant habituellement un ajustement au deuxième trimestre ont aussi respecté l’échéance. Mais parmi les 87 pays qui ajustent le salaire minimum de manière irrégulière, à peine douze l’ont augmenté au premier semestre 2020, en baisse par rapport à 2019. Le Luxembourg a procédé à cette adaptation au 1er janvier 2021.

Le salaire minimum est fixé, en moyenne, à environ 55 pour cent du salaire médian dans les pays développés et à 67 pour cent de la médiane dans les économies en développement et émergentes. À l’échelle mondiale, la valeur médiane du salaire minimum brut était de 486 USD par mois en 2019 en parité de pouvoir d’achat. Un niveau très bas reflète souvent l’incapacité d’ajuster régulièrement les montants au fil du temps, ce qui pourtant nécessaire au maintien d’un niveau adéquat : de fait, seulement 54 pour cent des pays appliquant un salaire minimum légal ont ajusté leur salaire minimum au moins tous les deux ans entre 2010 et 2019. Malgré tout, 114 pays sur les 153 pour lesquels des données sont disponibles (environ 75 pour cent) ont vu leur salaire minimum augmenter entre 2010 et 2019, avec en moyenne une croissance annuelle réelle de 1,1 pour cent en Afrique, 1,8 pour cent dans les Amériques, 2,5 pour cent en Asie et 3,5 pour cent en Europe et en Asie centrale.

Le dispositif rencontre malheureusement plusieurs limites. 266 millions de personnes, soit quinze pour cent de l’ensemble des salariés dans monde, gagnent moins que le salaire minimum. La moitié sont des femmes. Une des raisons est que certains salariés n’y sont pas éligibles. En 2020, 18 pour cent des pays appliquant un salaire minimum légal excluaient les salariés agricoles et domestiques, pourtant très nombreux dans les pays en développement. Par ailleurs dans ces pays le salariat est moins courant que dans les pays avancés, de nombreux travailleurs ayant un statut d’indépendant auquel le salaire minimum n’est évidemment pas applicable. Pour finir, l’économie souterraine y occupe une place importante. Selon l’OIT, la part de l’emploi informel dans la population active dépasse les 80 pour cent dans une trentaine de pays en Amérique latine, en Afrique et en Asie ! Au niveau mondial quelque 2,1 milliards de personnes seraient concernées. Les trois-quarts auraient été « significativement impactées » par cette crise dont on ne voit pas le bout. En effet, au troisième trimestre 2020, on estimait à 12,1 pour cent la perte d’heures de travail par rapport au début de l’année 2020, soit 345 millions d’emplois à temps plein. Sur les neuf premiers mois de l’année, par rapport à la même période de 2019, la baisse des revenus du travail était évaluée à 10,7 pour cent, soit environ 3 500 milliards de dollars..

L’évolution des salaires réels avant
la crise sanitaire

Au cours des quatre années précédant la pandémie du Covid-19, soit de 2016 à 2019, la croissance des salaires réels a été comprise entre 1,6 et 2,2 pour cent dans les 136 pays du monde étudiés par l’OIT. En excluant la Chine, où elle a été plus rapide, on parvient à une fourchette plus modeste de 0,9 à 1,6 pour cent. Dans les pays membres du G20, où la croissance des salaires réels était comprise entre 1,7 et 2,3 pour cent par an en moyenne, la situation est contrastée. Dans les économies avancées elle a été limitée : de 0,4 à 0,9 pour cent par an. Dans les économies émergentes, la croissance annuelle s’est située entre 3,5 et 4,5 pour cent, grâce à la Chine.

Sur une plus longue période (2008-2019), on note que dans trois économies développées du G20 (Japon, Italie, Royaume-Uni) le salaire réel, donc le pouvoir d’achat, a baissé par rapport à 2008 ! Dans quatre autres (France, États-Unis, Australie, Canada) son niveau en 2019 était supérieur de seulement cinq à dix pour cent à celui de 2008. Seules l’Allemagne (quinze pour cent de plus) et la Corée du sud (22 pour cent) ont tiré leur épingle du jeu. En revanche dans les économies émergentes du G20, à l’exception notable du Mexique qui a connu une baisse, sept pays (Afrique du sud, Arabie saoudite, Brésil, Inde, Indonésie, Russie, Turquie) ont connu des hausses globales comprises entre trente et soixante pour cent sur la période, la Chine culminant à 120 pour cent. Malgré cela, selon l’OIT, la hausse des salaires n’a pas suivi l’augmentation de la productivité. Sur vingt ans et dans les 52 pays les plus riches, la productivité du travail a crû de 22 pour cent alors que les salaires réels n’ont augmenté que de quinze pour cent.gc

Georges Canto
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