La nuit juste avant les forêt

L’étranger

d'Lëtzebuerger Land du 03.06.2010
Radicale. La première définition qui vienne à l’esprit à la fin de la performance de Denis Jousselin, une heure et quart d’un mono-
logue quasi immobile, c’est celle-là : pour sa deuxième mise en scène au Théâtre du Centaure (un an après Je ne suis jamais allé à Bagdad d’Abel Neves, d’Land 9/09), Sophie Langevin a opté non seulement pour une pièce radicale – La nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès – mais aussi pour une adaptation radicale. Cela commence dans une black box, entre James Turrell et Pierre Soulages, avec très peu de lumière, qui entre par une ouverture longitudinale. La peinture noire brillante fait réverbérer les rayons de lumière, la fait voyager sur le personnage sans nom, cet écorché vif perdu un soir de pluie dans un quartier mal famé, à la recherche d’un toit pour une nuit, et surtout d’un confident pour un soir. Il interpelle un homme, qu’il appellera « camarade » tout au long de son discours, et lui raconte sa vie, son désespoir à lui, mais aussi sa peine de voir les gens se faire exploiter, maltraiter par « un petit nombre de baiseurs » qui décident pour la majorité, que ce soit à l’usine ou dans la vie publique. Ce personnage de Koltès est un exclu, un étranger dans une société individualiste, muette et agressive, mais une part de son exclusion est un choix, une révolte : « L’usine, moi ? jamais ! » s’exclame-t-il, et raconte qu’il vit à l’hôtel pour ne pas prendre racine, pour ne pas vieillir peut-être aussi. L’homme est un insurgé, qui appelle ses pairs à se révolter, contre le système capitaliste et son exploit­ation – Koltès était inscrit au parti communiste –, contre les petites cruautés quotidiennes qui brisent les « loulous trop faibles » que leurs mères ont simplement lâchés sans protection sur un carrefour... Il rêve de fonder un « syndicat à l’échelle internationale », qui aiderait les damnés de la terre à s’insurger.

Sophie Langevin a mis plusieurs années avant de se sentir assez forte, assez mature aussi pour attaquer ce grand texte de la littérature contemporaine qu’on lui avait proposé il y a quelque temps déjà. Ella a eu raison. La nuit juste avant les forêts est
un texte « cinglé », incroyablement puissant, écrit en une seule phrase, qu’il faut faire vivre sur scène. Avec Denis Jousselin (qu’on avait déjà trouvé extraordinaire en Yvonne chez Carole Lorang et dans le Darwin de Valérie Bodson), elle a pu relever
le défi ; ils ont fait un travail d’orfèvre en faisant respirer le texte, et arrivent à rendre la langue de Koltès si limpide et naturelle.

Le grand défi n’est alors pas seulement le rythme et la difficulté de capter l’attention du public durant 75 minutes avec un dialogue où l’acteur reste immobile, entre retenue et rage, le corps sous tension, tout enroulé, tout brisé. Mais il faut aussi trouver le ton juste, la bonne diction pour distinguer langue vernaculaire – le sexe, le milieu interlope, les putes qui se suicident et les loubards de métro – manifeste politique et poésie surréaliste – comme cette vision de généraux qui tirent « sur tout ce qui bouge » dans la forêt dans laquelle se cacheraient les insurgés, au Nicaragua.

La nuit juste avant les forêts est un monologue intérieur poignant – on n’apprend jamais qui est l’interlocuteur du personnage principal –, un texte de révolte, qui stigmatise l’enfer urbain, la solitude des hommes, lâchés dans une jungle faite de silence
et d’oppressions à laquelle beaucoup d’entre eux ne sont pas adaptés (le texte date de 1977). Mais c’est aussi une ode à l’amour pour des « filles qui sont belles comme c’est pas permis » ou « à devenir cinglé », mais qui peuvent disparaître aussi vite qu’elles apparaissent. Koltès chante des moments intimes, si fragiles et si rares comme d’écouter la respiration d’une femme quand on fait l’amour. Et, malgré tout, ou parce que la vie est si dure, il reste optimiste et cherche l’être « qui soit comme un ange au milieu de ce bordel ». L’identité de son ange à lui ne sera jamais révélée.
La nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, mise en scène et scénographie : Sophie Langevin ; avec Denis Jousselin ; collaboration à la scénographie : François Dickes ; création sonore : André Dziezuk ; création lumière : David Debrinay
josée hansen
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