Bahok

Les racines donnent des ailes

d'Lëtzebuerger Land du 06.05.2010

C’est lors de la Journée internationale de la danse, le 29 avril (instaurée en 1982 par la Comité de danse international) que la chorégraphie Bahok créée en 2008 par Akram Khan s’est jouée au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg. On aurait pourtant pu croire à un spectacle très récent : le hall d’un aéroport, des passagers en attente, une brume, un affichage « Please wait », « Delayed », « Rescheduled »…Tout dans la mise en scène du chorégraphe britannique d’origine bangladaise renvoie aux récen-tes déconvenues de ces passagers piégés loin de chez eux dans des aéroports pour cause d’annulation des vols compte tenu des vents transportant des cendres du volcan Eyjafjöll.

Après Zero degrees (2005), pour laquelle il avait collaboré avec Sidi Larbi Cherkaoui ; Sacred Monsters (2006) avec Sylvie Guillem et In-I (2008) avec Juliette Binoche, Akram Khan ne danse pas dans Bahok, mais puise directement dans les racines de ses danseurs pour mettre en lumière l’individualité de leur langage corporel. Bahok, issu d’une collaboration avec le Ballet national de Chine questionne au plus profond de l’identité des cinq danseurs de la compagnie d’Akram Khan et des trois danseurs classiques du Ballet national de Chine. Au-delà de mêler des danseurs de pays divers : Espagne, Corée, Inde, Chine, Slovaquie, Afrique du Sud, il s’agit aussi de confronter leur style de danse et leur moyen d’expression très différents. A priori, ils ont peu en commun et ils ne sont pas sur le même langage gestuel. Chacun d’entre eux développe un vocabulaire dramatique pour communiquer alors qu’il attend de poursuivre ce voyage pour une destination inconnue du public.

Explorant de diverses façons com-ment le corps humain « transporte » (« Bahok ») son identité et comment les gestes et les expressions peuvent donner un sentiment d’appartenance ou de désorientation, Kahn a su créer une pièce dans laquelle le langage du corps parle plus que les mots ponctuant son déroulement. Avec humour, poésie et élégance, les petits gestes d’ennui, d’aliénation, d’agression se développent en des courts scenarii. Des solos soudainement contrastés par des mouvements de groupe à l’unisson d’une précision implacable diffusent le charisme habituel de ce créateur.

Sur une musique de Nitin Sawhney déjà présent sur cinq autres de ses spectacles, la troupe mêle technique du ballet classique, langage de la danse contemporaine et des mouvements des danses traditionnelles Kathak. On retrouve cette sérénité apparente qui à tout moment, peut se transformer en une fulgurante détente. L’énergie débordante et la maîtrise de la gestuelle dans le plus petit mouvement de doigt ou des poignets enthousiasment une fois de plus le public.

Contorsions, tours, le travail de groupe avec les bras, tournoyant tels des moulins est à couper le souffle. On se demande comment les danseurs vont pouvoir sortir de ce mouvement frénétique et quel sera l’enchaînement suivant proposé par le chorégraphe… c’est là ou réside la grâce d’Akram Khan. Humour, lorsque Shanell Winlock tente d’établir une communication entre des officiels du service de l’immigration et un visiteur coréen pour finalement abandonner ses tentatives infructueuses et danser avec les chaussures de son père. Poésie, lors du duo entre la passagère qui s’enroule tel un drap ou une pieuvre autour du corps d’un autre passager (Andrej Petrovic), qui tente de se dégager de cette voisine encombrante. Simplement superbe.

La danse classique indienne est très présente bien sûr. L’un des danseurs interprète un solo de Kathak, clin d’œil à la formation initiale d’Akram Khan. Le résultat est à la hauteur du pari. Bahok sorte de babel de la danse, semble rassembler l’humanité toute entière en amitié et paix autour de la danse, langage universel franchissant toutes les barrières politiques, culturelles et ethniques. Babel est d’ailleurs aussi le titre de la création de Sidi Larbi Cherkaoui présentée prochainement à Luxembourg…

Emmanuelle Ragot
© 2024 d’Lëtzebuerger Land