Les lenteurs administratives demeurent pour les réfugiés afghans. Pendant les tergiversations des vies sont en danger en Afghanistan où la situation se dégrade

Entre accueil et attentisme

d'Lëtzebuerger Land du 05.11.2021

Une belle vie Ils étaient dans le même avion, un Airbus de l’armée belge, le 24 août dernier qui les a emmené de Kaboul à Bruxelles en passant par Islamabad, puis dans le même bus qui les a conduit au Luxembourg. Massihullah Mustafa et Faisal Sediqi, 25 et 23 ans, sont devenus amis au foyer pour primo-arrivants, demandeurs de protection internationale, situé sur la route d’Arlon, non loin du CHL. Les deux jeunes hommes s’expriment en anglais. Ils n’ont pas voulu que leurs noms soient modifiés et ont accepté d’être photographiés. « C’est important de témoigner pour notre peuple et nos familles », martèle le premier, médecin généraliste. Tous les deux ont fui Kaboul « juste à temps », avant la fermeture de l’aéroport par les talibans qui avaient pris la ville quelques jours plus tôt. Ils figurent parmi onze personnes « ayant un lien avec le Luxembourg » alors qu’ils étaient plus de 200 Afghans a avoir introduit une demande pour être accueillis au Grand-Duché. Désormais, ils vivent dans l’attente d’un accord de protection internationale et dans l’inquiétude pour leurs proches et leurs familles restées sur place. Ils nous racontent leur parcours et leur nouveau quotidien.

La famille Mustafa menait « une belle vie », relate Massihullah, « une famille libérale, qui a toujours été critique envers les talibans ». Le père a fondé Cheragh Medical TV, une chaîne de télévision liée à l’université pour « informer la société sur les problèmes de santé et médicaux et développer les connaissances et les compétences des jeunes », et propose des programmes « dans les secteurs politique, social, économique et culturel pour améliorer la qualité de vie des gens » (selon le texte en farsi publié sur Youtube, traduit via Google). Le jeune médecin, tout juste diplômé de son internat effectué en Inde, était vice-président de la chaîne. Le média subissait déjà des pressions avant même la chute de Kaboul : « nous avions embauché plusieurs femmes pour travailler et nous ouvrions le micro à des témoignages venus de provinces déjà reprises par les talibans ». Peu étonnant dès lors que la famille soit menacée quand les talibans prennent le contrôle de la capitale. De plus, Mustafa Mustafa, le frère aîné, est marié à une Luxembourgeoise d’origine afghane qui vit au Grand-Duché depuis onze ans. Il était en visite dans sa famille quand « le pire est arrivé ». Il a pu être rapatrié grâce à ce lien familial et a pu embarquer son frère. Mais, « nos parents et notre sœur n’ont pas eu de place pour partir », regrette-t-il.

Aider mon peuple À plusieurs reprises, ils tentent de rejoindre l’aéroport de Kaboul, mais les tirs, les explosions et les barrages les dissuadent. Ils trouvent finalement une autre voie, à l’arrière de l’aéroport, où des centaines de personnes se bousculent, les pieds dans un canal peu ragoûtant brandissant les documents obtenus auprès d’instances occidentales. C’est aussi par là que passent Faisal Sediqi – qui a photographié et filmé la scène – et sa famille. C’est également une famille « aisée et progressiste », proche du gouvernement : la mère est juge à la cour suprême à Mazar-i-Sharif, la plus grande ville du nord du pays, traditionnellement férocement opposée aux talibans. Quand la ville tombe aux mains des talibans, il est trop dangereux d’y rester et fuient vers la capitale, où, quelques jours après, le scénario se répète avec la prise de la ville. Les cinq membres de la famille n’ont d’autre choix que de fuir. Faisal, encore étudiant ingénieur, ses parents et ses deux sœurs réussissent à embarquer dans cet Airbus. « Malgré tout, c’est difficile de se réjouir quand on est dans l’avion, car on sait que beaucoup de nos proches risquent toujours leur vie ».

Après un séjour à Mondercange, au sein du Dispositif premier accueil de la Croix-Rouge, la famille Sediqi comme Massihullah Mustafa (son frère vit au Kirchberg avec sa femme) sont installés au Centre de primo-accueil de Strassen. « C’est aussi un lieu temporaire. Je ne sais pas où on ira après, ni dans combien de temps », constate-t-il. Comme tous les demandeurs de protection internationale, ces deux hommes ont remis leurs documents d’identité à leur arrivée et circulent avec le « papier rose », une attestation de séjour à renouveler tous les mois. Les cachets ne sont pas encore nombreux sur le papier officiel et le prochain rendez-vous est fixé au 29 novembre. « J’espère que la situation sera vite débloquée pour pouvoir faire venir ma famille », souhaite Massihullah. Il détaille : « ma mère et ma sœur ont trouvé refuge dans la famille, mais mon père vit caché parce que sa vie est menacée. J’ai eu des informations selon lesquelles les locaux de la télévision ont été fermés. J’ai aussi appris que des talibans passent régulièrement devant notre maison et interrogent les voisins pour savoir où nous sommes. Je pense à eux tout le temps, la boule au ventre. » Faisal Sadiqi s’inquiète aussi pour ceux qui sont restés en Afghanistan : « non seulement beaucoup de gens qui ont travaillé pour le gouvernement ou les organisations internationales sont menacés, mais en plus, la pauvreté et la famine sont en train de s’installer : les banques sont fermées, les salaires ne sont pas versés, les femmes ne peuvent plus travailler, les prix ont terriblement augmenté… Dès que je le pourrai, je veux aider mon peuple. » Dans l’attente de la reconnaissance de leur statut, les deux jeunes hommes se trouvent assez désœuvrés : « On ne peut pas travailler, on ne peut pas étudier… On essaye d’apprendre le français avec des vidéos sur Youtube et faire du sport pour s’occuper. »

Changement de circonstances Début octobre, lors du Forum à haut niveau sur la protection des Afghans à risque, les autorités luxembourgeoises disaient traiter l’admission de trente personnes. Jean Asselborn y annonçait que le Luxembourg était prêt à accueillir « dans un premier temps cinquante ressortissants afghans à risque supplémentaires en mettant l’accent sur le regroupement familial. » Les cas de Faisal et Massihullah, qui pourraient voir leur dossier avancer rapidement grâce à leur situation familiale, sont les arbres qui cachent une forêt de personnes qui attendent une issue à leur demande de statut ou à leur recours administratif. Selon les chiffres de la Direction de l’immigration du ministère des Affaires étrangères, 67 Afghans ont introduits une demande de protection internationale en 2021 (chiffres au 30 septembre), dont 18 en août et 21 en septembre. C’est sans compter ceux qui sont déjà ici depuis plusieurs mois, voire plusieurs années et qui n’ont pas encore eu de réponse à leur demande ou à leur recours (d’Land 11.06.2021). Fin septembre, le ministère comptait, dans sa réponse à une question parlementaire de Fernand Kartheiser (ADR), 185 personnes de nationalité afghane en cours de procédure d’asile au niveau du ministère, ou au niveau des tribunaux administratifs.

Il y a une demi année encore, 61 pour cent des demandes de protection de ressortissants afghans avaient été rejetées, comme le signalait en mai le Collectif réfugiés Luxembourg-Lëtzebuerger Flüchtlingsrot (LFR), arguant que la situation n’était pas si dangereuse (ce qui, au moins pour la minorité des Hazaras, était déjà sujet à caution). Aujourd’hui, le Haut Commissariat aux Réfugiés de l’Onu insiste pour prendre en compte le « changement de circonstances » si les personnes déboutées déposent une nouvelle demande ou un recours. L’instance internationale demande aussi aux États d’accélérer les procédures de réunification familiale pour les réfugiés afghans. Elle encourage également les pays à appliquer des critères humains pour identifier les membres de la famille éligibles dans le cadre de ces programmes, en tenant compte des diverses compositions et structures familiales. « Le HCR veut que l’éligibilité aux procédures de regroupement familial inclue également les membres de la famille élargie lorsqu’une relation de dépendance est démontrée », lit-on sur le site web de l’agence onusienne.

Entre 2012 et 2020, 428 Afghans ont obtenu une protection internationale au Grand-Duché. Chiffre qui vient d’être complété dans un communiqué de presse du 3 novembre, où le ministère précise aussi « depuis le 15 août 2021, 39 accords pour une protection internationale ont été notifiés dans le chef de ressortissants afghans », mais ne détaille pas qui ils sont ou depuis combien de temps ils attentent ce statut. « La situation est critique pour tous ceux qui sont dans l’attente d’une décision. Ils souffrent profondément de l’incertitude sur leur sort. Beaucoup d’entre eux espère une issue à leur procédure pour enfin faire venir leur famille encore bloquée en Afghanistan. En effet, le regroupement familial est inaccessible aux demandeurs de protection internationale tant qu’ils n’obtiennent pas cette protection », dénonce LFR.

Attentisme L’organisme fustige l’atermoiement du ministère qui précise être en attente d’un rapport du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) sur l’Afghanistan pour élaborer une approche commune. « Cette approche qui est attendue par l’ensemble des États membres, permettra d’assurer la convergence du processus décisionnel », confirme Jean Asselborn par voie de communiqué. « Prétendre ne pas disposer d’informations suffisantes pour prendre position est inadmissible. Il existe de nombreux rapports et documents sérieux qui attestent de la dégradation dramatique de la situation en Afghanistan », martèle Ambre Schulz auprès du Land en tant que représentante du LFR. L’organisme demande « une prise de décision rapide en fondant l’analyse des demandes individuelles sur des rapports sérieux et récents. » Toujours dans sa réponse, le ministre argumente : « certains dossiers sont gardés en suspens dans le seul intérêt des concernés pour permettre au ministère d’analyser de manière approfondie chaque dossier au cas par cas afin d’aboutir éventuellement sur une décision positive, et surtout pour permettre aux avocats impliqués de soumettre au ministère de nouveaux éléments en faveur de leur client. »

Ce à quoi Ambre Schulz répond : « Le ministère fait comme si quelques mois d’attente était quelque chose d’anodin, mais c’est loin d’être le cas pour les personnes qui sont coincées et menacées là-bas, parfois du simple fait qu’un membre de leur famille vive à l’étranger ».

France Clarinval
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