C’est d’abord une carrure. Massive, brute, comme taillée dans la roche. Une barbe épaisse et une chevelure approximative qui s’enchevêtrent pour ne former qu’un masque. Sur la peau, des cicatrices, comme autant de stigmates d’une vie d’avant qu’on ne fera que deviner. Le vétéran a le cuir tanné et l’esprit tout aussi cramé par les réminiscences de son enfance et de ses missions militaires passées. Et pourtant poli avec sa mère à moitié dingue, chez qui il vit toujours. Voilà qui est Joe (Joaquin Phoenix), à mi-chemin entre le tueur à gages et le garde du corps. Le type coriace et discret qu’on appelle pour les coups en douce. Et la nouvelle feuille de route ne promet rien d’autre : il est chargé de retrouver la fille d’un sénateur, qui aurait disparu dans une maison qu’on dit close. Loup solitaire, Joe se faufile dans les interstices de la nuit, une main sur le volant, l’autre jouant du marteau.
Un homme la nuit et une certaine répulsion de la race urbaine : bien que capillairement opposés, difficile d’éviter la comparaison entre le Joe de Lynne Ramsay dans son nouveau long-métrage You were never really here et le taxi driver Travis, interprété par Robert De Niro quarante ans plus tôt. Il y a chez la réalisatrice écossaise un hommage assumé et soutenu, qui n’est pas loin de flirter avec le plagiat tant la solitude filmée à la faveur des lumières de la ville nous rappelle les errances nocturnes mises en scène par Scorcese. Le scénario lui aussi convoque le mythe : alors que Travis se donnait comme mission de sauver une très jeune prostituée de ses souteneurs, Joe est chargé de libérer une pré-ado (Ekaterina Samsonov) d’un réseau pédophile. Autre temps, autres mœurs, Lynne Ramsay utilise le choc post-traumatique comme moteur direct de sa narration, en offrant des séquences très courtes mais très graphiques des horreurs vues et vécues par Joe. Les promesses sont très alléchantes : au début du film, on est évidemment séduit par le non-dit permanent, les relations ambivalentes du personnage avec son entourage. La caméra fait corps, friande de gros plans pour les détails laissant planer le doute mais sachant s’éloigner pour la castagne, tenant à distance toute complaisance vis-à-vis de la violence.
On épouse tout aussi facilement la fascination de la cinéaste pour son comédien, comment ne pas l’être ? Phoenix est dérangeant en colosse abîmé et habité par le désespoir et la radicalité, rôle pour lequel il a obtenu la Palme de l’interprétation au dernier festival de Cannes. Étrange position alors que celle du même jury qui a décerné le prix du scénario à un récit dont la seule originalité consiste à donner à la jeune fille la force de se sauver elle-même ! Passé la surprise visuelle, qui s’essouffle vite, cette adaptation du roman éponyme de Jonathan Ames laisse une impression d’irrévérence inachevée, tout le contraire du précédent film de Ramsay, We need to talk about Kevin (2011), où la dramaturgie l’emportait sur le clinquant. Marylène Andrin-Grotz