Si Happy end, le dernier film de Michael Haneke, était un tableau, on peut l’imaginer sans trop de peine. Des adultes debout, dignes, un peu trop droits. Devant, leurs enfants auraient leurs pieds sur le canapé et regarderaient ailleurs sans sourire. Sur les côtés, un pas trop écarté, on aurait placé les conjoints, pièces rapportés peu au fait de la dynamique bien huilée. Au centre, le patriarche : celui qui n’est presque plus là mais à qui on donne toujours la place d’honneur. La famille Laurent, bourgeoisie calaisienne, 2017. Et derrière la belle lumière des grands salons, il y a des mots crus, des accords financiers nauséabonds, des envies de suicides, pour soi ou pour les autres.
Isabelle Huppert, qu’on jurerait à peine sortie d’Amour, le précédent film du réalisateur (Palme d’or 2012) fait office de fil conducteur. Elle est Anne, la fille, la sœur, la mère, dirigeante de la société familiale spécialisée dans la construction. Un rôle que lui a bien volontiers laissé son frère Thomas (Mathieu Kassovitz), médecin porté sur l’adultère salace qui vient de récupérer sa fille Eve (Fantine Harduin) après la mort de son ex-femme. Et puis, il y a Georges, le vieux, qui n’en finit pas de mourir, comme dirait Brel, en tout cas qui aimerait bien qu’on le laisse faire une bonne fois pour toute. Il se révèle au fur et à mesure, donnant à voir les multiples couches de cette famille, en la mettant face à ses contradictions répulsives. Grand, très grand Jean-Louis Trintignant, incarnant le désespoir chic, la fin de vie ironique. Même avec une filmographie aussi longue, même dans Amour, encore, on ne l’avait pas vu aussi juste, si touchant dans l’ironie.
Et l’intrigue est là, dans le rapport qu’entretient cette bonne famille avec ses propres membres et avec le monde extérieur : une indifférence totale, un franc mépris de l’autre. Finalement, rien d’autre que des rapports de force. Dominer ou être dominé. Mourir ou tuer. De l’amour, il ne reste que des reliquats de rituels : les repas ensemble, la bienséance mondaine. Des lèvres s’échappent des jolis mots, des sourires polis. Mais la communication est ailleurs, derrière les écrans, où la cruauté est banale. Haneke s’applique à montrer toute l’hypocrisie de ces formats de communication prisés par Thomas et Eve, il les insère comme dispositifs, parfois un peu trop longuement, pour en révéler la place ironique qu’ils prennent dans la société actuelle.
Dans un refus assumé du divertissement, mais sans se contenter de l’austérité ou de l’ascèse de certains de ses confrères et consœurs, Haneke se faufile dans les interstices presque invisibles de l’abjection ordinaire. Le portraitiste austro-allemand, grand spécialiste des biotopes aussi discrets que violents, renoue avec la fascination pour la haine. Ici encore, des rôles et des apparences, qu’on assigne dès le plus jeune âge, et l’impossibilité d’y renoncer, comme le montre le traitement réservé à Pierre (Franz Rogowski), le fils d’Anne, qui fait office d’élément perturbateur. L’enjeu est évidemment moindre que dans Das weisse Band (Palme d’Or 2009), mais le regard est tout aussi froid et pessimiste avec, à nouveau, une importance terrifiante donnée au hors-champ et au bord-cadre. Marylène Andrin-Grotz