Portrait

Re:Orientation

d'Lëtzebuerger Land du 25.12.2020

Stockhausen Quatre hélicoptères sont alignés sur une piste d’aéroport, les rotors tournants prêts au décollage. Les pilotes au sol les font monter un à un, à intervalles réguliers. À leur bord : quatre membres d’un quatuor à cordes – deux violons, un alto, un violoncelle – qui, une fois en l’air, jouent une composition de Karlheinz Stockhausen (1928-2007), le Helikopter-Streichquartett, écrit pour le festival de Salzbourg, mais finalement créé au Holland-Festival à Amsterdam en 1995. Vers la fin de sa vie, Stockhausen était devenu de plus en plus mégalomane (il était tombé en disgrâce dans le monde de l’avant-garde artistique après avoir qualifié les attaques terroristes de 9/11 comme « œuvre d’art totale »), sa musique pour quatuor à cordes défie les éléments (et les moyens financiers des producteurs de la pièce…) et tente d’allier la fragilité des cordes au boucan assourdissant des hélicoptères. Outre le fait de devoir garder leur sang-froid et l’équilibre dans les appareils, les musiciens, doivent en plus jouer au diapason – et a fortiori une musique difficile d’accès, répétitive (on les entend entre autres compter à rythme régulier). On pense forcément à Stockhausen en parlant à l’artiste luxembourgeoise Nika Schmitt.

« Je travaille beaucoup avec des hélicoptères en ce moment », explique Schmitt, jointe pour ce portrait par visioconférence à Rotterdam, où elle vit et travaille depuis deux ans. De là, elle fait des allers-retours à La Haye pour suivre un master en « art-science » à l’Académie des Beaux-Arts, après des études en arts plastiques à Maastricht. Les références au monde de l’aéronautique sont parfois cachées dans ses travaux actuels. Ainsi, son installation dans la récente grande exposition du collectif Cueva dans le Bâtiment IV à Esch-Schifflange s’appelait Balls to the wall – une référence à une manœuvre extrême des pilotes militaires qui enclenchent une descente fulgurante en mettant le manche à balai en position maximale. Voici ce qu’on y vit : dans une salle baignée de lumière rouge, une toile est tendue entre les murs, à quelques dizaines de centimètres sous le plafond. Sur un socle, un mécanisme rotatif surmonté d’un aimant s’approche de la toile, redescend – et quand un spectateur entre, relâche. Des billes métalliques sont projetées contre le plafond, puis, en retombant sur la toile, y sautillent joyeusement, le tout faisant un bruit d’enfer, accompagné par les cris de surprise des spectateurs pris au dépourvu. Durant les recherches sur le projet, il s’appela Re-Orient, « beaucoup de titres de mes œuvres portent le préfixe ‘re’ parce que je travaille avec la répétition », explique l’artiste.

L’histoire de la rivière Ce qui occupe Nika Schmitt en ce moment, dans ses recherches pour sa thèse de master, c’est de savoir si une répétition infinie du même est possible. « On ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière », affirma déjà Héraclite – « je crois que la répétition infinie et à l’identique du même nous rendrait fous, parce que ce serait nier tout progrès. Or, le progrès et le changement sont extrêmement importants pour nous, en tant qu’êtres humains », estime l’artiste, qui rappelle que même les montres vantant leur extrême précision produisent un délai infinitésimal sur une année. En mars 2019, son intervention d’artiste pour ce journal, intitulée Leere Seite, consistait en l’image obtenue en copiant 7 000 fois une page blanche dans les dimensions et le papier originaux du Land : le résultat en fut un motif abstrait de traits noirs, reproduisant et amplifiant les bruits occasionnés par le processus et la technique.

À 28 ans, Nika Schmitt a déjà fait un parcours brillant et réussi à s’imposer aussi bien dans le monde des arts plastiques que dans celui de la musique et de la recherche sonore. Alors qu’elle reste fidèle à la scène alternative qui l’a vue naître – elle travaille toujours aussi bien avec le festival Antropical à Steinfort, pour lequel elle a réalisé cet automne l’installation sonore Eng aner Siicht op d’Natur avec le son d’un ruisseau, que donc avec Cueva –, elle a aussi été repérée par les grandes institutions (par exemple la Philharmonie Luxembourg, qui l’avait invitée à réaliser une œuvre, Echotrope, l’année dernière lors du festival Rainy Days). Et ce notamment grâce au commissaire d’expositions, défricheur de talents et grand expert de l’avant-garde sonore berlinois Carsten Seiffarth. Organisateur de plus de 200 expositions et projets jusqu’à présent (il a entre autres collaboré avec la Philharmonie), Carsten Seiffarth est à la tête du prix Bonn Hoeren – Sonotopia et avait découvert le travail de Nika Schmitt lors de la présentation des œuvres de la Maastricht Academy. Elle se voit attribuer le prix Sonotopia en 2018, qui comporte 10 000 euros et une résidence d’artiste à Dakar – qu’elle réalisa cet été. Ses recherches, comme celles de ses pairs, envoyés à Valparaiso et à Téhéran, seront continuées au printemps à Bonn, en échange avec des artistes autochtones invitées alors en Europe, puis exposées dans l’exposition Sonic Explorers.

« Dakar est une ville complètement folle, le bruit ne s’y arrête jamais, entre le trafic excessif et les chants incantatoires qu’on entend jusqu’à quatre heures du matin ». Nika Schmitt est notamment fascinée par un rond-point particulier dans la capitale sénégalaise, urbanisé dans les années 1960 et sur lequel elle constate que la réverbération du son change selon l’endroit où l’on se trouve, dépendant essentiellement de l’architecture des bâtiments. Elle bricole avec les moyens du bord à Dakar pour essayer de reproduire le phénomène des réverbérations changeantes : deux seaux en plastique et un wok en métal suspendu au plafond, qui tourne sur son axe (on peut consulter ces recherches sur le profil Instagram de Nika Schmitt).

Larsen Radau Radar serait alors en quelque sorte l’application concrète, le résultat final de cette expérience. Dans le pavillon de Esch2022 place du Brill, Nika Schmitt a installé des haut-parleurs et des micros, les équipements techniques haut de gamme se faisant face. Au centre, une sorte de parabole réalise un mouvement de rotation, renvoyant les fréquences et, surtout, le larsen produit par les mouvements dans l’espace vers un micro, qui l’amplifie et ainsi de suite. S’y immerger est une expérience très forte pour le spectateur – ce qui est toujours un élément important pour Nika Schmitt. « Normalement, je suis assez réticente à l’emploi de grands haut-parleurs visibles, parce que j’aime bien que le public soit surpris par un son qui semble soudain sortir de nulle part », explique-t-elle, l’aléatoire et l’inattendu (généré par l’espace, les conditions d’exposition, le public, et, souvent aussi la technique défaillante) étant des composantes essentielles de son travail. Un autre bricolage à Dakar thématise cet axe de recherche : Nika Schmitt a monté deux moitiés de calebasses évidées dos contre dos, avec un petit moteur au centre et faisait rouler ce robot improvisé dans les rues animées de la ville, observant non sans malice ses capacités d’adaptation pour contourner les obstacles et se frayer un chemin. Comme une application low-fi de la théorie du chaos.

Radau Radar de Nika Schmitt est accessible à l’Annexe22, place de la Résistance (Brillplaz) à Esch-sur-Alzette jusqu’au 9 janvier 2021 ; accès gratuit les jeudi et vendredi de
14 à 18 heures et les samedi et dimanche de
11 à 18 heures ; fermé les jours fériés ; esch2022.lu. Plus d’informations sur l’actualité de Nika Schmitt sur son site www.schmittnika.com. Le premier disque de son groupe Otomax, Ways to prepare pets for war, est sorti le week-end dernier sur Bandcamp : https://otomax.bandcamp.com/releases

josée hansen
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