Les ingrédients de la soupe

d'Lëtzebuerger Land du 16.09.2022

Les Nuits de la Culture vont-elles sauver l’année culturelle ? En terme de succès public, c’est déjà évident. Les dernières manifestations en date, début septembre ont fait le plein. Le grand show Reesch mené par Sean McKeown et des artistes du Cirque du Soleil, a été très suivi. S’il était assez éloigné de la promesse – un voyage dans le temps et l’histoire d’Esch dont on n’a pas vraiment vu les traces – il en a mis plein la vue d’un vaste public qui écarquillait les yeux devant les facéties des acrobates avec les cordes à sauter ou sur les trampolines. Même engouement le week-end suivant avec les énormes marionnettes de Barbara, fable animalière écrite par Tullio Forgiarini, circulant dans les rues de la ville. Certes, pour ceux deux événements, le savoir-faire a été en grande partie importé, ce sont les Nantais de la compagnie Les Machines qui étaient à la manœuvre samedi dernier. Mais une collaboration locale, avec le Conservatoire ou avec les « Grands Rêveurs » (des bénévoles habitants d’Esch), ont permis un ancrage au sein de la population. Après un final flamboyant dans tous les sens du terme, la pyrotechnie étant absolument fascinante, ce dernier épisode des Nuits de la Culture aura donné faim de spectacle aux Eschois et à leurs visiteurs.

Loin, très loin dans la grandiloquence de ces deux événements, la Nuit de la Culture, c’est aussi du théâtre joué presque sur les genoux des spectateurs. Toute la semaine, l’équipe du Finestra Kollektif, une compagnie fondée en 2018 a joué Bouneschlupp de Jeff Schinker dans divers bars et cafés eschois. La première idée était de jouer dans des appartements, chez les habitants, mais cet aspect du projet n’a pas pu se concrétiser. Ce qui est finalement devenu une bonne chose : jouée dans des salles de café, la pièce pouvait aussi être vue par un public non averti qui ne fréquente pas les théâtres. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit au Kanal Bar, la semaine passée, quand entre deux jeux de Subito et deux Bofferding, les habitués de ce bistrot de quartier ont suivi les performances de Elena Spautz et Priscila Da Costa.

Si on connaît Jeff Schinker pour ses romans et récits plus ou moins autobiographiques et toujours ironiques (lire la critique de Ma vie sous les tentes, d’Land 28.01.2022), il est aussi un habitué des petites formes et des scènes bistrotières ayant initié le cycle de lectures Désœuvrés ‒ Work in Progress dans divers cafés de la capitale. Sous-titrée Zéng Figuren op der Sich no engem Heemechtsbegrëff, (y verra une allusion à Pirandello qui veut) sa pièce Bouneschlupp passe en revue les travers racistes et xénophobes des Luxembourgeois. On y croise un metteur en scène qui ne donne à Elena que des rôles de putes ou de migrantes, Pätter Henri et Monni Fern (dont on apprend : « Comme il voyageait beaucoup, c’était un raciste d’avant-garde qui détestait les Africains et les Arabes, avant même que les Luxembourgeois ne sachent qu’ils existent »), un politicien de l’ADR (par l’entremise de son livre)… Rien que du banal, de l’ordinaire, du racisme au quotidien qui devient pourtant insupportable quand il est mis en exergue. Le ton est tantôt acide, tantôt cynique, souvent drôle de cet humour vache qui caractérise la critique sociale dont l’auteur ne se prive pas. « Les Luxembourgeois ont une très riche panoplie de xénophobies. Ils détestent les étrangers très différemment, selon leur origine », constate-t-il avant d’entreprendre une série d’intermèdes assez hilarants sur les Allemands, les frontaliers (forcément Français), les immigrés (forcément Italiens ou Portugais) et tous les « autres » (Bosniaques ou Syriens de préférence).

Le texte était initialement conçu comme un monologue, mais la mise en scène de Corina Ostafi a ajouté un rythme en faisant converser Elena Spautz et Priscilla Da Costa, pour qui c’est une première comme comédienne. Elles n’ont pas de rôle ou de personnage défini. Parfois se répondent, parfois sont chacune dans leur propre univers, affrontant le racisme structurel dans leur propre famille. La metteuse en scène met parfaitement à profit les compétences musicales, Priscilla s’emparant de sa guitare comme d’autres d’un couteau. Un rap assez rageur nous fait entrevoir un Luxembourg de cauchemar (toute ressemblance avec la réalité ne serait pas le fruit du hasard) : « Un immense immeuble dans lequel des banquiers avec des cravates Tintin courent de rendez-vous en rendez-vous, un œil sur le Nasdaq, une narine sur le portable, pour prendre un trait au plus vite. ». On met tout ça dans la marmite et on porte à ébullition : la soupe prend. Rien n’est plus drôle que des sujets sérieux.

France Clarinval
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