Danse

L’espace entre deux respirations

d'Lëtzebuerger Land du 16.09.2022

Rêver de raz-de-marée, d’eau débordante de son lit, de sa trajectoire imposée, jusqu’à inonder une maison, expriment le fait d’être submergé par ses émotions, et de ne pas parvenir à les gérer. Alors, quand on connaît la grande sensibilité du danseur et chorégraphe Isaiah Wilson, on ne peut que se ravir de sa passion à retranscrire ses rêves en œuvre dansée. Submerge, sa dernière vidéodanse, est issue d’un rêve de son enfance. Wilson y donne à voir une pièce chorégraphique intense et suffocante, qu’il sous-titre The space between two breaths, comme pour ajouter à l’angoisse autant qu’à la virtuosité qu’induit une danse sous-marine. Seul au milieu d’un salon construit sous l’eau, à quatre mètres de profondeur, Isaiah Wilson se raconte lui-même, offrant une parcelle de sa personnalité d’artiste mais aussi d’homme. Car Submerge se vit et se voit comme un songe, une hallucination presque. Il y distille un discours intime, livre sa vulnérabilité et interroge notre condition humaine, « dans ce qu’elle a de plus viscérale et puissante ».

Jeune chorégraphe émergent sur la scène luxembourgeoise, Isaiah Wilson est un artiste pluridisciplinaire qui n’a cesse de convoquer divers médias, de la danse contemporaine à la musique électronique, en passant par la vidéo. Une fusion des disciplines qui lui offre un cadre parfait pour décliner ses mondes intérieurs qu’il partage avec les publics sous forme d’expériences immersives. Insatiable d’invention et d’expérimentations pour la formulation de concepts nouveaux, le danseur jongle entres les formats, repousse les conventions du genre, et alterne entre mises en représentation in situ, hors les murs et numérique.

Avec Submerge, il dépasse largement le cadre de travail assez bricolé qu’il avait coutume d’appliquer dans ses précédents projets, même si à bon escient. D’abord, les soutiens et partenaires alignés derrière lui sont nombreux, que ce soit des aides à la création, l’apprentissage de la plongée sous-marine ou la participation à la logistique créative du projet. Ensuite, le processus de création de cette pièce lui aura pris des années. Il aura fallu mettre en œuvre ce rêve, littéralement enfoui dans son inconscient. Et pour ce faire, Isaiah voulait se tourner vers le cinéma, pour un film d’environ dix minutes entièrement tourné sous l’eau pour se connecter à cet élément naturel et y connecter le spectateur. « La façon dont nous interagissons avec l’eau est devenue moins aventureuse. Nous allons à la plage juste pour mettre les pieds dans l’eau et prendre de belles photos. Il est devenu rare de trouver des gens qui interagissent réellement avec l’eau, en nageant ou en jouant par exemple. L’eau est devenue une coulisse, qui nous est complètement étrangère ». Ainsi, dans cette magnifique dynamique et avec un certain confort de création, les 21 et 22 juillet derniers, Wilson s’est immergé dans le grand bassin de la piscine René Hartmann de Dudelange, pour « danser sous les eaux ».

Tout part donc d’un rêve d’enfance, réalisé il y a quinze ans. Wilson est alors très jeune. À son réveil, il se souvient d’avoir vu sa maison sous l’eau. Il y a deux ans, cette même maison familiale est vendue. Resurgit alors ce rêve, ou des reliquats de ce rêve qui s’est déformé avec le temps, comme beaucoup de nos souvenirs. « Quand la maison où j’ai grandi a été vendue, au fond de moi beaucoup de souvenirs de ma jeunesse ont ressurgi ». Alors, il pense Submerge comme une manifestation de ces souvenirs, et par là, se livre à cœur ouvert : « Ce projet montre beaucoup de moi, de ma vulnérabilité dans ce que je fais, ce que je suis… ». Submerge profite de montrer le surréel, « je suis dans une sorte de chambre, où différents éléments de décoration rappellent mon enfance sans que les choses ne soient situées dans une temporalité existante. Sous l’eau, je danse entre deux dimensions, le réel et l’irréel ».

Wilson exorcise ainsi son rêve, vécu dans une période où la peur du dehors l’envahissait. « C’était un moment où la réalité était distordue. J’avais du mal à m’adapter à l’extérieur. Cette pièce rappelle cela, et parlera aux personnes qui ont du mal à se retrouver dans ce monde, qui se sentent submergées ». Œuvre très personnelle pour le chorégraphe, cette nouvelle création fait appel à des sentiments que l’on tente d’engloutir. C’est là que se cache le second niveau de lecture de Submerge, qui, comme le revendique son créateur « est une métaphore d’un monde intérieur », un monde où parfois rien ne va, « où l’on est en état de survie. J’ai connu ça. Je fais cette pièce pour que ceux qui ressentent ça se disent que si j’y suis arrivé, tout le monde peut y arriver ».

Submerge est ce genre de projet posé sur le papier comme un véritable challenge, comprenant des défis techniques comme artistiques. « On a commencé un peu à l’aveugle. À l’origine, on n’avait aucune idée de comment réaliser ce projet. Et grâce à toutes les personnes impliquées, Submerge a pu exister. Jamais je n’aurais cru que ce serait possible », explique Wilson. Exempt de toutes références, c’est sur lui-même qu’il a expérimenté et trouvé « sa méthode » pour créer Submerge, « je n’ai pas étudié de manière de faire. Je suis vraiment partie de zéro pour trouver mes mouvements, mon processus. ». Laissant libre cours à son imagination, essayant de s’empêcher toute influence extérieure, Wilson, veut s’inscrire lui et son travail artistique dans la sincérité, et ça se ressent.

Parce qu’il cumule abnégation expérimentale, prouesses techniques et une vision philosophique diablement complexe, ce dernier né d’Isaiah Wilson pourrait passer pour une folie créatrice seulement compréhensible des seuls aficionados, et pourtant… Fondée sur une narration intérieure contée au rythme d’un corps en lévitation aquatique, les bribes qu’on a vu convainquent vite par leur magie. C’est sûrement cette dualité entre liberté et restriction qu’impose l’eau, qui aura donné une telle carrure à l’objet filmique actuellement en post-production. « C’est une approche plus expérimentale. Je dois être très concentré. Je dois rester très calme et tenter d’être le plus précis possible. Néanmoins, quand j’étais sous l’eau, j’ai ressenti quelque chose d’indéfinissable, un sentiment qui fait penser que tout est possible ».

Submerge se décline ainsi sous forme d’une vidéo qui sera diffusée à l’aube de l’année à venir et sous forme d’installation artistique, accompagnée d’une ambiance sonore en trois dimensions. Pour l’heure Wilson ne peut pas donner de lieu, ni de date, il explique que l’Opderschmelz, coproducteur du projet, devrait faire en sorte de montrer au public cette pièce qui marquera le parcours du jeune chorégraphe. « On ne sait pas encore quel sera l’espace dédié, on y réfléchit encore. Ce qui est sûr c’est qu’on produit autant qu’on créée, et c’est fantastique ».

Godefroy Gordet
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