Un (ultime) acte de sensibilisation au respect des droits humains avant les élections

Spleen

Danseuse  dans un club
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 14.07.2023

Ambica, Anabel, Anna, Celia, Danna, Dulca, Elly, Inna, Ivette, Julia Kristin, Loreta, Luna, Melissa, Patrizia, Raluca, Tanja, Sia, Violeta, Zoe sont vingt victimes de la traite des êtres humains nommées avec 74 autres dans une condamnation de responsables du club Pearls à Trèves rendue le 9 mars par le tribunal correctionnel de Luxembourg. En janvier, les plaidoiries, couvertes par le Wort, avaient mis en lumière un service de call girls à domicile déployé par le bordel de 2012 à 2019 au Grand-Duché, à la vue de tous. « Unsere Schönheiten kommen gerne auch zu Dir! », informait les sites internet « Bordell in Trier ». Le Pearls s’affichait au Luxembourg malgré l’interdiction de la publicité pour la prostitution. « En onvergiesslecht Erliefnis », « Eng aner Form vun Weekend Wellness. Club Pearls, eng diskret Escapad mat Niveau a Stil » ont vanté, de 2012 à 2018, les réclames sur RTL Radio, en luxembourgeois et en allemand. Le média prestataire d’une mission de service public a facturé 150 000 euros pour la visibilité offerte au club. Le journal Luxbazaar a réalisé un demi-million d’euros de recettes grâce aux annonces du Pearls.

Le système d’escort était bien rodé. Entre 200 et 250 euros par heure pour des « prestations de nature sexuelle », lit-on dans le jugement. S’ajoutent un euro par kilomètre de trajet. Entre vingt et cent clients par semaine au Luxembourg. La moitié des sommes touchées reviennent au bordel. Soit entre 100 et 300 000 euros de recettes annuelles, ont estimé les enquêteurs. Les policiers ont recensé les villes et quartiers où les prostituées ont rencontré leurs clients : « Echternach, Findel, Remich, Bettembourg, Frisange, Dommeldange, Kirchberg, Differdange, Niedercorn, Walferdange, Diekirch, Bereldange, Herborn, Schouweiler, Dudelange, Mersch, Weimerskirch, Merl, Howald, Mondercange, Vianden, Schrassig, Luxembourg-Belair, sans préjudice quant à d’autres lieux éventuels », est-il écrit dans le verdict longt de 130 pages. « Ja, wir hatten ein Programm auf dem PC mit einem Stundenplan und einem Überblick. In der Maske „Hausbesuche“ trugen wir alles ein, welche Hausdame, welcher Fahrer, usw. Das schickte man ab, an den Fahrer und in den Club Pearls », témoigne une gérante prévenue. « Alle Fahrer fahren nach Luxemburg. Wir fahren fast jeden Tag in Luxemburg, weil es vielen Kunden in Luxemburg gibt. Es kann sein, dass wir gleichzeitig Frauen in verschiedene Ortschaften in Luxemburg fahren...Ich kann Ihnen auch nicht die Zahl pro Woche nennen, da es immer unterschiedlich war. Zwischen 20 und 100 Kunden pro Woche ungefähr », explique encore un chauffeur inculpé. Selon les employés, un tiers des filles ne maîtrisaient aucune langue de la région ou l’anglais. Beaucoup communiquaient « avec les mains ».

Selon les témoignages rassemblés, « entre quarante et cinquante filles » travaillent au club Pearls à Trêves, une quinzaine dans une autre enseigne du groupe à Trierweiler et encore une dizaine à Prüm. En mars, la justice luxembourgeoise a condamné six salariés du Pearls pour avoir « recruté, transporté, transféré, hébergé, accueilli » des personnes « en vue de la commission (…) de l’infraction de proxénétisme », avec la circonstance aggravante qu’elle a été commise sous la contrainte. Le principal accusé, le patron des maisons closes, ne s’est pas livré à la police luxembourgeoise. L’Allemagne refuse son extradition. Les trois gérantes et trois chauffeurs sur le banc des accusés ont respectivement écopé de 18 et six mois de prison, avec sursis. Appel a été interjeté. Le procès se rejouera en janvier. Cette affaire fera exploser les chiffres de la traite des êtres humains que la Commission consultative des droits de l’Homme (CCDH), rapporteur en la matière, rassemblera dans son traditionnel rapport bisannuel. Il sera présenté à l’automne. Dans son édition 2019-2020, l’organe consulté par le gouvernement pour son expertise en droits de l’Homme avait recensé 23 victimes de traite. Dans l’édition précédente, 31 avaient été identifiées grâce à la coopération des autorités.

S’ajouteront à l’édition 2021-2022, trois sans-papiers chinois. En juin de l’année dernière, l’exploitant d’un restaurant asiatique de Bereldange a été condamné à deux ans de prison avec sursis pour avoir « exploité » trois ressortissants chinois « dans des conditions contraires à la dignité humaine », les personnes concernées ayant « perçu une rémunération inférieure au salaire social minimum, tout en disposant de logements insalubres, non conformes aux standards d’hygiène », est-il précisé dans le jugement. Une circonstance aggravante : les victimes, en situation irrégulière, se trouvaient particulièrement vulnérables. L’un a perçu une rémunération de mille euros par mois. Un autre cent euros. Le dernier, rien. Le patron du restaurant ne connaissait même pas leur nom et les appelait par un numéro qu’il leur avait donné, a-t-il avoué. L’Inspection du travail (ITM) a débusqué la situation au cours d’une visite en octobre 2020. Ce verdict est en quelque sorte une satisfaction pour la CCDH, car il montre que l’ITM accorde aujourd’hui davantage d’attention aux problématiques de traite.

Mais le dossier Pearls réveillera l’agacement de son président, Gilbert Pregno quant au manque de sévérité des peines qu’il dénonce régulièrement. Cette semaine, le psychothérapeute et militant humaniste a trainé son spleen. Sur RTL Radio mardi matin, il s’est plaint que les avis de la CCDH ne soient pas suffisamment pris en compte par le gouvernement. « Le législateur ne se préoccupe que de ce que le conseil d’État dit », s’est ainsi plaint le septuagénaire dans la matinale. Celui qui occupe la présidence de la CCDH depuis dix ans (soit l’équivalent de la double mandature du gouvernement Bettel) a répété son irritation l’après-midi au Mënscherechtshaus route d’Arlon. Au cours d’une conférence de présentation des dix priorités en matière de droits humains à prendre en compte par les partis qui formeront la prochaine coalition, Gilbert Pregno a d’abord manifesté le besoin de professionnaliser le poste de président de la CCDH, aujourd’hui sous le régime du bénévolat alors que la fonction demande « de plus en plus de temps ». Gilbert Pregno le revendique sans conflit d’intérêt puisqu’il quitte la scène en fin d’année et prépare le terrain pour son successeur. « Nous aimerions bien avoir plus de ressources et plus d’indépendance », a glissé Gilbert Pregno, avec en arrière-pensée la volonté de voir ériger un Mënscherechtsverdeedeger, une sorte de médiateur pour faire appliquer les droits de l’Homme.

Au-delà des demandes d’ordre structurel (avec en sus un travail sur la collecte statistique pour bénéficier de données fiables et de qualité), les revendications de la CCDH couvrent dix thèmes. Figure évidemment celui de la traite des êtres humains. Pour aider la lutte, Gilbert Pregno et ses troupes recommandent d’augmenter les moyens alloués à la police et au parquet pour poursuivre les auteurs, mais aussi bloquer les flux financiers. Ces demandes sont aussi formulées par l’Oncle Sam et l’Office to monitor and combat trafficking in persons, agence qui place quand même le Grand-Duché parmi les bons élèves (Tier I) de la lutte contre la traite. La CCDH propose en outre d’accompagner les victimes, du signalement (via la création d’une hotline 24/7) à l’accompagnement. Ou encore de sensibiliser à la problématique. Les publicités de bordels en Allemagne devraient mettre la puce à l’oreille. La Commission des droits de l’homme signale aussi poliment que la problématique n’est pas suffisamment prise au sérieux puisque le plan d’action national (PAN) est laissé en jachère depuis 2016. La CCDH « invite le prochain gouvernement à présenter dans les meilleurs délais un nouveau PAN avec des mesures concrètes et assorties de délais ».

Autre incurie soulignée par Gilbert Pregno mardi, la justice pour les enfants, trop longtemps négligée. Trente ans après la signature de la convention internationale des droits de l’enfant, le Luxembourg n’a toujours pas voté de loi les garantissant. Pour ce qui concerne la question des genres, la CCDH insiste pour que le gouvernement abandonne l’approche « neutre » de l’égalité et la « pensée binaire homme/femme, archaïque ». La commission de consultation prône en outre la « célébration de la diversité des genres » et demande aux partis de « lutter contre toute forme de discrimination à l’égard de la communauté LGBTIQA+ ». Un PAN est aussi demandé en matière de lutte contre le racisme, avec objectifs, délais et budgets. Dans ses revendications « Asile et immigration », la CCDH exhorte les responsables politiques à investir dans l’offre d’hébergement des demandeurs de protection internationale. Les personnes en situation de handicap méritent elle aussi davantage d’attention, notamment par des mesures d’inclusion dans la vie communautaire et politique. La CCDH insiste pour que le gouvernement légifère sur le devoir de vigilance des entreprises à respecter les droits de l’homme sur l’ensemble de leur chaîne de valeurs, y compris pour le secteur financier et ses fonds d’investissement.

Pierre Sorlut
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