Il est un peu plus de 23h en ce vendredi 22 octobre. Il fait frais, et une bande de jeunes gens s’affairent autour d’un van blanc garé sur le parvis des Rotondes à Bonnevoie, dans un va-et-vient de flightcases et de caisses en carton. Ils discutent, théorisent sur la meilleure manière d’organiser le chargement, prennent des photos pour ne pas oublier les combinaisons qui fonctionnent. C’est la face cachée d’un groupe de sept musiciens, un ingénieur du son et un roadie, commençant une tournée continentale à Luxembourg et devant faire rentrer dans une camionnette, forcément trop petite, instruments, valises et merchandising fraîchement réceptionné par la poste. Malgré les toujours nombreux bagages au sol contrastant avec les quelques centimètres cubes encore disponibles dans le van, ils ont l’air de prendre le défi avec le sourire, comme la bande de potes qu’ils sont.
Une petite heure auparavant, ils clôturaient un concert qu’on peut qualifier de réussi, mention peut mieux faire, avec suggestion de suivre une formation en prise de parole en public. Musicalement, on a plus ou moins eu ce qu’on était venu chercher : une heure de voyage parfois déroutant, parfois hésitant, entre post-rock, free jazz, post-punk, pop baroque et Bar Mitzvah, débutant bizarrement lors de l’entrée sur scène par le thème de Star Wars (oui oui, la composition pompeuse de John Williams) et emmené tout le long par la voix nasillarde d’Isaac Wood, petit moustachu en claquettes (et chaussettes), caché du côté droit de la scène.
Isaac et ses six acolytes viennent de Cambridge, ont émigré vers l’énergisante scène sud de Londres et se permettent la coquetterie d’avoir un nom de groupe avec une virgule au milieu. Black Country, New Road est apparu sur les radars en 2019 avec le titre Athens, France publié sur Speedy Wunderground, incontournable label anglais de Dan Carey, producteur aux confluences d’une ribambelle de groupes hype de ces dernières années (Fontaines D.C., black midi, Kate Tempest, Nick Mulvey, Squid, Pumarosa, Goat Girl et on en passe). L’album For the First Time suivit sur Ninja Tune au début de cette année, et fait la part belle au spoken word à l’accent british au milieu de guitares nerveuses, d’envolées de saxophone, de textures de piano et de mélodies Klezmer obsédantes, dans un capharnaüm aussi inattendu que maîtrisé, qui emmènera sans doute le groupe dans les cimes des classements des albums de l’année.
Après une première date estivale avortée, on était impatient de découvrir le résultat brut, en live sur la scène des Rotondes, où l’étroitesse des lieux obligea tout le monde à se resserrer. Quatre garçons, trois filles, certains issus du conservatoire, d’autres autodidactes : plein de possibilités pour cette musique entre les lignes, dans les nuances. Le concert débute avec Instrumental, morceau ouvrant également l’album, où les notes de synthé de May Kershaw, aux sonorités balkaniques, donnent le ton d’une soirée faussement festive, faite de montagnes russes stylistiques tirant beaucoup sur le post-rock avant de casser abruptement et de repartir sur des notes folk, étirées, ralenties, voire même succinctement post-métal sur le jouissif Science Fair, le premier véritable moment où le groupe donne l’impression de réellement se lâcher.
À vrai dire, on s’attendait à s’approcher un peu plus près du chaos, à mettre le pied au bord du précipice pour contempler l’abîme, faire mine de sauter, changer d’avis, puis filer à cloche-pied dans l’autre sens. On s’imaginait des changements de tension secs, des lâcher prises, des moments de folie incontrôlés. Mais rien de tout cela n’arriva vraiment. Il y a bien eu quelques fulgurances, mais d’abord et surtout une certaine idée de la jouer sûr, de rester dans des schémas établis, certes convaincants par moments, un peu moins par d’autres, notamment sur les nouveaux morceaux, à part peut-être l’excentrique et quasi symphonique nouveau single Chaos Space Marine, extrait du prochain album Ants From Up There à paraître en février 2022, toujours sur Ninja Tune, convoquant les effluves d’Arcade Fire, pour le meilleur et pour le pire.
Tout au long du concert, une constante fut la voix rassurante d’Isaac Wood, un parlé-chanté suave, post-moderne, aux paroles décalées, au timbre s’approchant de Conor Oberst (Bright Eyes). Une de ces voix qu’on peut aisément imaginer en 2050 dans une version solo crooner, à la Jarvis Cocker. Et malgré ce qu’on aurait pu imaginer sur disque (et au vu de la philosophie participative du groupe), on trouva que la prestation live (et la composition ?) penche beaucoup du côté du vocaliste en chef et sa lead guitar, tandis que certains membres du groupe, actifs par intermittence et potentiellement sous-utilisés, ont parfois l’air de s’ennuyer royalement (coucou May au clavier) ou de revêtir les habits du benêt de service (pas sûr que mettre Lewis, le grand gaillard au saxophone, en plein milieu de la scène soit une grande idée de scénographie). Au vu de ce déséquilibre naturel, d’ailleurs pas forcément inhabituel, c’est d’autant plus frustrant de constater cette absence totale de communication envers le public, un peu comme si le capitaine d’une équipe de foot refusait de tirer un penalty au moment crucial. Cette posture donne au final l’impression anachronique d’une distanciation sociale persistante qu’on aimerait voir disparue à jamais, alors que les gens sont là, tout proches, serrés, sans masque, dans un Klub rempli.
Mais qu’importe cette introversion de façade ou non, ce dédain réel ou imaginaire, ce malaise inventé ou véritable, Black Country, New Road donne par moments à voir une possible incarnation d’un rock futuriste, fertile et décomplexé, pas encore tout à fait débarrassé de ses nombreuses influences, mais c’est quasi impossible avec un spectre aussi large. Il reste à travailler sur l’humain, la communication, ces foutus blancs entre les morceaux rappelant qu’ils sont tout jeunes et perfectibles. C’en est presque rassurant.