La vie par terre

d'Lëtzebuerger Land du 19.04.2024

Cela semble un détail, mais la vie n’est-elle pas façonnée de choses peu visibles dont la somme acquiert une importance considérable ? Ce détail se trouve dans les villes et concerne la moitié de la population mondiale ou du Luxembourg. Citadins, combien de fois avez-vous observé les pieds des arbres en arpentant vos rues ? Ce qu’on appelle en allemand « Baumscheiben » reflète en effet un trait culturel. À Paris, les mythiques grilles d’arbres, qui laissent passer l’eau sans que ne la terre ne se tasse sont l’objet d’âpres débats pour identifier la meilleure façon d’en améliorer le design. Il s’agit de rendre la vie plus facile aux nettoyeurs, de permettre le passage des cannes dont usent les personnes mal-voyantes (et des talons-aiguille !) et d’encourager la biodiversité. Une biodiversité qui est embarrassée par la sur-imperméabilisation du sol, par les roues de voitures ou de vélos entreprenantes, par d’intrépides promeneurs, par les réseaux souterrains – électricité, égouts, fibre – qui rendent compliqué l’agrandissement ou même l’existence des parterres et, last but not least, d’une faible volonté politique qui, face aux bouleversements climatiques, semble toutefois adopter une attitude plus déterminée.

À Bruxelles, l’initiative renature.brussels, qui fédère l’ensemble des acteurs pour « favoriser le retour de la nature en ville », encourage les citadins à introduire une demande de « végétalisation » pour s’occuper d’un parterre d’arbre (sans quoi, les services de voirie arrachent chaque tournesol qui pointe son nez…) et même de collaborer entre voisins pour bénéficier de subventions pour des projets de quartier (avec un accompagnement professionnel gratuit). À Luxembourg-Ville, la possibilité de parrainer un parterre d’arbre est mise en place depuis 2021, après une proposition de François Benoy (Déi Gréng), inspiré par ce qui se fait à Bâle. Le constat que les pieds d’arbres servaient avant tout comme WC canin appuyait cette proposition. Une étude menée à Berlin sur les « Grünpatenschaften », conclut que l’élément moteur pour ce genre d’initiative est le souci de « propreté et d’esthétique » et la colère face aux déchets accumulés sur ces sols. Les plantations, représenteraient en effet une « Hemmschwelle », inhibant les déjections et rejets de toute sorte. La joie du jardinage pour ceux qui ne disposent même pas de balcon, et la volonté de s’engager dans le voisinage représentent d’autres moteurs pour ces actions. Les retombées positives sont nombreuses : un renforcement du maillage vert – attirant pour les papillons, les abeilles, les coccinelles ou les oiseaux –, de l’exercice physique et un meilleur ancrage dans son quartier grâce aux échanges plus nombreux avec les habitants et les passants, et un sentiment d’appropriation.

La question de la présence végétale en ville d’autant plus sérieuse que ces arbres souffrent de la sécheresse accrue. La commune de Berlin a introduit le « Giess den Kiez », un système qui encourage les habitants à lutter contre la mort de leurs arbres et à marquer les parterres arrosés. Les start-ups foisonnent pour optimiser le système d’arrosage par exemple avec des « Bewässerungsbeutel » de Baumbad qui comprennent jusqu’à 75 litres d’eau et la déversent progressivement. Comment ne pas penser à la pièce Eschenliebe de Theresia Walser, récemment joué au théâtre des Capucins par Steve Karier où un homme est amoureux d’un arbre et l’arrose tous les soirs. À Paris, les arbres sont marqués avec une puce qui renseigne sur leur date de naissance, leur date de plantation…pour pouvoir suivre l’évolution des espèces en cette nouvelle ère.

À Luxembourg-Ville, le changement climatique a conduit le service Parcs (fort de ses 198 employés) à reconsidérer les espèces plantées dans les parterres. Fini les hêtres ou les sapins, bienvenue aux Gingko biloba par exemple, une espère originaire de Chine, à faibles besoins en eau. Dans les nouvelles rues ou après rénovation, la préoccupation de la biodiversité est intégrée dès le début avec la plantation de rosiers, de lavande ou de tulipes dans les parterres. Ailleurs, on fait appel à des volontaires. Pourtant, quelques rues seulement (en moyenne trois par quartier) sont ouvertes au parrainage (moyennant la signature d’une convention qui détaille les responsabilités du parrain). Le site vdl.lu donne pléthore d’informations sur les soins ou les options végétales, en recommandant par exemple de privilégier les espèces indigènes, et en faisant la part belle aux « sauvageonnes » (autrefois appelés « mauvaises herbes ») telles pissenlit, herbe-à-robert, bourse-à-pasteur… Pourtant, les petites pancartes indiquant que le bout de terre est parrainé se font encore rares dans la capitale, tout comme les parterres luxuriants comme on en voit dans d’autres villes. Et malgré cette timidité, le service connait des difficultés pour faire le suivi des demandes. Certains parterres sont vides et les déjections canines n’ont pas disparu. Mais certains parrains se battent contre les manœuvres des roues ou contre ceux qui déchargent leur voiture avec les pieds dans… leurs marguerites. Dans d’autres rues, la Ville a gardé la solution de blocs bétonnés autour des arbres favorisant l’image de la ville minérale. À l’aune de l’exposition LUGA – Luxembourg Urban Garden – qui a pour thème « Rendre visible l’invisible », le sujet des parterres mérite d’être encore creusé.

Béatrice Dissi
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