Ouïe !

d'Lëtzebuerger Land du 09.09.2022

Interrogé sur son implication en faveur de la société Uber lorsqu’il était ministre, le président Macron a répondu cet été : « ça m’en touche une sans faire bouger l’autre ». Il est toujours surprenant d’entendre un chef d’État évoquer son anatomie intime quand rien ne l’y oblige. (Bill Clinton aurait préféré rester muet sur le sujet.) En l’occurrence, cette répartie pour le moins désinvolte était d’autant plus étonnante qu’elle s’avère être une citation d’un ancien président français, Jacques Chirac, qui aimait manier un vocabulaire particulièrement fleuri.

Certains Français cultivent un snobisme consistant à émailler leurs propos de métaphores imagées, voire osées, surtout si elles sont tirées de dialogues de Michel Audiard ou d’un sketch de Coluche. C’est une référence culturelle pour montrer que l’on connaît par cœur les Tontons flingueurs. Pas évident pour un non-francophone de s’y retrouver et de faire la différence avec un bon vieux « Merde alors ! » dont le ton répondait directement à l’outrance de propos dépourvus de toute humanité tenus par un populiste.

Dans ce contexte, comment s’étonner de la généralisation de l’expression « je m’en bats les c... », qui semble avoir gagné l’ensemble de la population francophone, sous sa forme abrégée encore plus percutante, « m’en balek », voire en un très bref « balek ». L’expression a gagné en concision ce qu’elle a perdu en potentiel évocateur, mais ses origines sont immuables et n’ont rien à voir ni avec Balbec, station balnéaire imaginaire chère à Marcel Proust, ni avec la balleke, boulette de viande de nos voisins belges, ni même avec Christian Balek, fameux skieur sur gazon autrichien.

Malgré la distance progressivement prise par rapport à son étymologie anatomique, l’expression n’en paraît pas moins inappropriée quand elle est utilisée par des personnes de sexe féminin. Évidemment, leur corps leur appartient, et libre à elles d’en faire ce qu’elles veulent pour exprimer leur désintérêt le plus extrême : s’en friser les ovaires, s’en secouer les trompes de Fallope, s’en battre les steaks, ou s’en tamponner le coquillard, mais une limite physiologique semble s’imposer. Si l’égalité des sexes doit passer par une élévation du niveau de vulgarité pour atteindre celui d’un supporter de football atteint du syndrome de la Tourette à l’heure de pointe sur le périphérique parisien, autant enrichir nos expressions d’images autrement évocatrices que celle d’une moissonneuse batteuse dans le caleçon. Il me semble peu probable, pour appartenir à cette catégorie de la population, que quiconque muni de testicules puisse sérieusement envisager de les utiliser comme accessoire pour jouer au base-ball ou au jokari.

Au-delà de ces considérations anatomiques, « balek » est surtout une expression sans appel, dont la forme volontairement vulgaire renforce le sens. Pas besoin de délicatesse pour exprimer sans détour qu’aucune réaction n’est à attendre de notre part. Autrefois, Ponce Pilate déclarait « je m’en lave les mains », ce qui était plus conforme aux gestes barrières, mais il semblerait que nous soyons désormais entrés dans « l’ère du balek ». Confrontés aux notations, avis, commentaires, ou appréciations en tout genre, digitales ou bien réelles, la tentation est grande d’adopter une attitude de désintéressement généralisé. Le « balek » s’est imposé comme le contraire du « like ». Il est tentant de ne plus quitter nos carapaces, forgées sur l’enclume des réseaux sociaux, pour répondre aux sollicitations ou aux évaluations incessantes par une indifférence, feinte ou réelle.

Ne pas lire les conditions d’utilisation avant de cliquer sur « accepter tout », travailler en tongs ou en claquettes de piscine, bloquer une rue entière parce qu’on attend quelqu’un et qu’on a la flemme de se garer, consulter son téléphone en plein milieu d’une discussion, bénéficier d’investissements publics pour valoriser des hectares de terrains constructibles puis bloquer des travaux d’infrastructures quelques années après... c’est quel niveau sur « l’échelle du balek » ? Et, d’ailleurs, un article entièrement consacré à cette expression, franchement, ce ne serait pas un peu limite ?

Cyril B.
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