Devenir un papillon de nuit n’est pas une mince affaire. Il faut passer du stade de chenille à celui de chrysalide avant de casser son enveloppe pour, enfin, pouvoir battre des ailes. Pour Ian Lejeune, cette mue aura pris… 26 ans. Le temps de trouver son alter-ego drag-queen tout en fard et strass. Un double perché sur talons hauts, moulé dans une robe longue, attiré par les lumières. Madame Yoko est ainsi née par un soir de printemps. « Le 16 avril 2016 ! », aime à se souvenir le trentenaire qui a maintenant choisi de se poser à Redange-sur-Attert où il a ouvert son cabaret-restaurant, le Barnum, avec son compagnon Alex.
« Quand on a visité cette ancienne brasserie il y a trois ans, c’est l’escalier qui descend du grenier qui nous a fait tilt. » Un escalier qui mène aujourd’hui des loges à une petite scène. « Quelques marches en contrebas et c’est une nouvelle vie qui commence. » Ainsi régulièrement, le public se presse pour assister aux dîners-concerts organisés autour de Madame Yoko et de ses copines de micro : Sweety bonbon, Ladiva, Leona Winter, Séraphine Mirage, Diana Payne, l’affiche varie au gré des lunes.
Après ces six années de « cohabitation », Ian a appris à céder aux caprices de sa jumelle drag, « une vraie fashionista, celle-là. Elle doit bien posséder une bonne centaine de tenues de soirée, une cinquantaine d’escarpins, des perruques, des bijoux. Tout pour attirer les regards, les sourires, les flatteries. Elle joue de sa forme de séduction à elle ». Un temps d’union libre qui a également été mis à profit « pour professionnaliser » les apparitions de la belle Asiatique. Sa garde-robe est montée en gamme, des cours de chant sont venus assurer sa voix, le make-up a gagné en efficacité. « Aujourd’hui, Madame Yoko est devenue un métier sérieux alors que lorsque je me suis habillée pour la première fois en Lady Sushi pour un club à Bruxelles, c’était plus pour le fun. »
Rien de curieux à jouer avec les codes de la séduction dans l’esprit de Ian Lejeune ; juste une extravagance assumée. Sous les spots du Barnum, le show l’emporte sur toute autre considération. « Le cliché le plus insupportable sur les artistes transformistes reste de croire que chacun serait systématiquement en transition vers un changement de sexe inévitable. Archi-faux : j’aime le garçon que je suis au quotidien autant que la femme que je peux devenir de façon plus éphémère. Pourquoi choisir ? Cela doit être terrrrriiiiiiblement triste de n’avoir qu’une seule identité! »
Au passage, un arc-en-ciel de satisfaction se glisse dans la conversation : «Ni moi ni les autres artistes présent(e)s sur scène ne sont regardé(e)s comme des curiosités que l’on viendrait apercevoir par le petit trou de la serrure. On n’est pas des dévoreuses d’âmes, ni des freaks ! Juste des drags qui assurent le spectacle ». C’est donc bien pour l’art du cabaret burlesque que les spectateurs prennent place ici. « Seuls le jeu, la qualité de nos voix ou celle de nos interprétations comptent. Être LGBTQ, hétéro ou que sais-je n’a rien à voir là-dedans. Finalement, le fait de se déguiser c’est la base même du divertissement. Dès l’antiquité les hommes se grimaient en femmes pour le théâtre. Pas de militantisme là-dedans ou de provocation, juste la volonté de partager un moment hors réalité.» L’origine du mot drag viendrait même de ces acteurs shakespeariens qui étaient « Dressed As A Girl ».
Avec ce sérieux, il faut une heure à Ian Lejeune pour se métamorphoser en Madame Yoko. « C’est quand je mets mes faux-cils que le déclic s’opère. Je passe alors de l’un à l’autre ». Avec le temps, il a toutefois vu son personnage de belle Tonkinoise changer, gagner en confiance, en spontanéité, en poses plus élégantes. À l’en croire, même le choix des chansons interprétées a pris du sens. « Il y a encore quelques refrains entêtants de schlager (ndlr : variété germanique) pour ambiancer, mais mon répertoire pioche bien plus dans des chansons qui reflètent une partie de mon être, de ma personnalité. » Des refrains qui, si on les écoute avec soin, en disent long sur le parcours de ce vibrion. Gamin né au Vietnam, adopté à l’âge de trois ans par une famille belge, « gay assumé » à l’adolescence et dont l’inaccessible étoile consisterait, un jour, à travailler dans la haute-couture. Une mue de plus en somme.
En attendant, dans son cocon luxembourgeois, l’artiste-chef d’entreprise soigne l’accueil de sa clientèle autant que le décor du Barnum. Un bric-à-brac soigneusement orchestré où prennent place voitures d’enfant pendues au plafond, lustres éclatants, théières d’antan posées en vitrine et autres roses fanées posées au coin du zinc. Une atmosphère rétro où le noir (chic), le rouge (provoc) et le doré (classieux) viennent aussi donner à ce « cabaret des champs » tous les codes du music-hall des villes. « Mais tout ça, vous ne le voyez plus quand le spectacle commence. À partir de cet instant, vous en voyez de toutes les couleurs et passez par toutes les émotions. Et cela juste en un claquement de doigt, une note, un clin d’œil, un mouvement de tissus. » Un battement d’ailes en somme qui suffit à transformer Ian et compagnie en une joyeuse bande de papillons de nuit.