Voyage à travers les lieux de mémoire de Pristina 

La déchirure

Sur le boulevard Bill Clinton à Pristina, capitale du Kosovo
Photo: Alejandro Marx
d'Lëtzebuerger Land du 07.07.2023

Au sud-ouest de Pristina, entre la mairie et l’ambassade des États-Unis, se trouve le cimetière orthodoxe. Il subit un certain délabrement. Des ronces et des arbustes poussent entre les tombes délaissées. On y trouve un lieu de sépulture de soldats français de l’Armée d’Orient que le gouvernement français avait envoyés pour combattre les forces des Empires centraux durant la Première Guerre mondiale. Sur cette même sépulture, un monument du Souvenir érigé en 2009 par le contingent français de la KFOR. Une forme de dialogue entre des soldats du XXe et du XXIe siècle. Une chapelle orthodoxe a été restaurée par la commune, et forme comme un vestige d’une communauté qui a disparu dans cette ville. Les dernières tombes datent de l’année 1999, exceptée la tombe d’un couple de personnes âgées. L’épouse a été enterrée dans les années 2010 auprès de son mari décédé en 1972. Une personne donc qui, malgré la guerre, n’a pas voulu abandonner la ville où reposait son mari. Bien que le cimetière soit occasionnellement entretenu par les autorités, la population de Pristina, composée presqu’entièrement de membres de la communauté albanaise, en ignore l’existence.

La guerre du Kosovo, puis l’intervention de l’Otan en 1999 ont eu un impact sur les lieux de mémoire à Pristina. Ceux-ci forment des blessures béantes et des symboles des non-dits qui marquent le paysage urbain. En se rapprochant de la ville, sur le boulevard Bill Clinton, on tombe sur la statue de l’ancien président américain. Bill Clinton fût l’artisan de l’intervention de l’Otan au Kosovo. Sur l’immeuble d’habitation situé derrière la statue, le portrait géant du même président. C’est le résultat d’une initiative de la fondation de Behgjet Pacolli, ancien président du Kosovo et constructeur immobilier international. Sur ce même boulevard Bill Clinton, un commerçant astucieux a ouvert un magasin de vêtements dénommé « Hillary ».

Dans un pays majoritairement musulman mais avec une minorité catholique, la cathédrale porte le nom de « Mère Teresa ». Née dans l’actuelle Macédoine du Nord, Mère Teresa a des origines kosovares. Dans cette nouvelle cathédrale sont gravés les noms des familles de la diaspora aux États-Unis qui ont soutenu financièrement la fabrication des vitraux. Le lien américain est accentué par les bancs du lieu de culte : les têtes des colombes du Saint-Esprit ressemblent à des aigles américains. Les envois de fonds par la diaspora comptent pour 18 pour cent du PIB du Kosovo.

Là où commence l’avenue Mère Teresa, se trouve le « Grand Hotel », célèbre hôtel de luxe construit à l’époque yougoslave. En 1957, une église catholique datant du XIVe siècle avait été rasée pour faire place à ce building ; aucun monument pour commémorer cette destruction. Durant cette période, la ville de Pristina passait par une transformation urbanistique à grande échelle qui détruisit une grande partie du centre-ville historique. On retrouve la trace de cette église dans une publication sur « l’ancien Pristina » rédigée par une descendante d’Albanais partis en exil après la Deuxième Guerre mondiale. Aujourd’hui à l’abandon, le « Grand Hôtel » sert de lieu d’expositions pour des festivals artistiques.

On murmure que des femmes étaient détenues par l’armée serbe dans cet hôtel dans les années 90. Derrière cet édifice, la sculpture « Héroïnes » témoigne du triste passé de cet édifice. Visage sculpté d’une femme aux traits dignes, ce monument a été construit en mémoire des femmes victimes du conflit au Kosovo. La violence sexuelle a été une arme. Bien que documentée, elle reste encore aujourd’hui un sujet tabou. C’est un des rares monuments dédiés aux victimes civiles de la guerre. En traversant la rue, un autre visage féminin répond à cette sculpture. C’est le buste de Madeleine Albright, ministre des Affaires Étrangères des États-Unis, qui œuvra comme Clinton pour l’intervention militaire au Kosovo. Les statues de personnes politiques américaines représentent la gratitude du gouvernement du Kosovo envers les États-Unis. Une opinion qui semble unanimement partagée par les populations non-serbe du Kosovo.

Derrière ce buste, le Palais de la Jeunesse et des Sports s’élance vers le ciel avec son toit en angle. Cet édifice est nommé d’après Borko Vukmirović et Ramiz Sadiku, deux partisans yougoslaves d’ethnie serbe et albanaise exécutés ensemble par les forces de l’Axe durant la Deuxième Guerre mondiale. Il a été depuis renommé Adem Jashari, du nom d’un leader de l’UÇK (l’Armée de Libération du Kosovo) tué avec sa famille par l’armée serbe en mars 1998. Le Palais de la Jeunesse et des Sports a été incendié peu de temps après la guerre. Bien qu’une aile ait été restaurée et accueille aujourd’hui des matchs de basketball, la moitié du bâtiment est utilisée comme parking couvert. Une journaliste, Rina, raconte ce que c’était que d’être jeune dans le Pristina d’après-guerre : « Pour nous qui avions été adolescents pendant la guerre, nous profitions de notre vie de jeunes adultes à travers une succession de fêtes et de soirées. Malheureusement, cela cachait plutôt notre mal-être issu des conditions de vie pendant le conflit. Deux de mes amis se sont suicidés. Deux autres sont morts d’une overdose. »

En face du Palais de la Jeunesse et des Sports se trouve le célèbre monument « NEWBORN », œuvre d’art contemporaine composée du mot anglais « nouveau-né ». Il a été construit en 2008 pour marquer la déclaration d’indépendance du Kosovo. Chaque année, le monument est peint de nouvelles couleurs pour exprimer les aspirations des artistes. Aujourd’hui, dans le contexte des négociations sous l’égide de l’UE pour la normalisation des relations entre la Serbie et la Kosovo, il a pris une nouvelle signification. Les lettres ont été réaménagées en « NONEWBR ». Ce sont les initiales des mots « No to a new broken republic ». En effet, les négociations portent sur la création d’une association des municipalités serbes au Kosovo. Le gouvernement kosovar se préoccupe de l’autonomie et des pouvoirs de cette association de municipalités. Il y voit un futur instrument d’influence de la Serbie. La nouvelle signification du monument symbolise donc les angoisses au Kosovo.

Sur l’avenue Mère Teresa, la photo d’Ibrahim Rugova couvre la façade d’un immeuble. Rugova était le leader de la Ligue Démocratique du Kosovo, fondée en 1989 quand le leader serbe Slobodan Milošević abolit le statut d’autonomie de la province du Kosovo en Yougoslavie. Il était partisan d’une politique de non-violence pour obtenir l’indépendance du Kosovo. Élu président de la République autoproclamée du Kosovo dans la clandestinité, il reçut en 1998 le Prix Sakharov pour la paix du Conseil de l’Europe. Cet universitaire en littérature albanaise avait étudié sous Roland Barthes à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris dans les années 1970. Il ne put empêcher l’émergence de l’UÇK qui promettait d’en finir avec les exactions de l’armée serbe. Hashim Thaçi, commandant de l’UÇK et futur président du Kosovo, critiquait violemment Rugova dans ses communiqués.

Plus loin sur l’avenue, un monument aux soldats de l’Otan morts au Kosovo. Vita, traductrice, raconte : « En 1999, le monde entier est venu nous sauver ». Toutes les organisations internationales n’ont pas droit aux mêmes honneurs. Un autre monument est dédié à deux Kosovars albanais tués lors de manifestations en février 2007 contre la Minuk, la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo. Les membres du parti « Lëvizja Vetëvendosje ! » manifestaient contre le plan de l’envoyé spécial de l’ONU, le finlandais Martti Ahtisaari, qui ne garantissait pas l’indépendance du Kosovo. Deux manifestants furent tués par les grenades lacrymogènes défectueuses tirées par des policiers sous mandat de l’ONU. Le leader des manifestants, Albin Kurti, fut arrêté et condamné à plusieurs mois de prison par l’Eulex, la mission pour l’État de droit de l’Union Européenne.

Depuis le 14 février 2021, Kurti est le Premier Ministre du Kosovo. Dans certaines parties de Pristina, les graffitis « RUSMIK » expriment la lassitude d’une population qui considère que la continuité de la mission de l’ONU est garantie par la Fédération de Russie, alliée de la Serbie, qui ne reconnaît pas la déclaration d’indépendance du Kosovo en 2008. On trouve également une statue de Mère Teresa sur cette avenue Mère Teresa. Derrière elle, sur un immeuble, pendent les portraits de l’ancien président kosovar et commandant de l’UÇK, Hashim Thaçi, ainsi que de l’ancien président de l’Assemblée du Kosovo et ex-patron du renseignement de l’UÇK, Kadri Veseli. Ils attendent tous les deux leur procès devant le tribunal spécial à la Haye pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Des crimes qui visaient des membres des communautés serbe et rom, ainsi que des Albanais membres de la Ligue Démocratique du Kosovo. Le début de leur procès le 3 avril 2023 a été marqué par des manifestations de plusieurs milliers de personnes en soutien aux accusés. Devant l’Assemblée du Kosovo, se trouve le mémorial aux victimes de la répression des manifestations de 1989 pour le maintien de statut d’autonomie du Kosovo. Les portraits des victimes font presque face aux portraits de Thaçi et Veseli. Sur l’avenue Mère Teresa où s’alignent les terrasses des cafés et des restaurants, on vit sous les regards de ceux qui sont morts et de ceux qui ont tués.

En remontant la colline, on entre dans le parc municipal. On y tombe sur un mémorial aux 42 soldats slovaques de la mission de l’OTAN au Kosovo, tués lors d’un accident d’avion en janvier 2006. La Slovaquie est un des cinq pays de l’Union Européenne qui ne reconnaît pas l’indépendance du Kosovo. On y trouve aussi un monument à Borko Vukmirović et Ramiz Sadiku. Il était originairement composé de leurs deux bustes. Le buste de Vukmirović a été arraché. Seul le buste de Sadiku est resté, couvert d’un jet de peinture. Un monument à une amitié entre peuples qui n’existe plus ou qui n’a jamais existé. Enfin, au sommet de cette colline, se trouve un monument yougoslave dédié aux partisans. Il est aujourd’hui couvert de graffitis.

Au Kosovo, la période historique yougoslave est souvent dénommée « la période serbe ». Il y a peu de nostalgie pour un temps dont on considère aujourd’hui le slogan « Fraternité et Unité » comme une hypocrisie. Également au sommet de la colline, la tombe du Président Rugova décédé en 2006 et des combattants de l’UÇK tués pendant la guerre. Leurs tombes propres en marbre blanc contrastent avec le monument aux partisans délabré. C’est également un contraste, de voir un homme de lettres enterré à côté d’hommes de guerre. Dans ce cimetière, on ne mentionne pas les conflits entre la Ligue Démocratique et l’Armée de Libération.

De ce sommet, on voit Pristina. Dans cette ville, on préfère oublier les passés yougoslaves et serbes. Les lieux de mémoire récents sont les symboles de l’affirmation de l’État kosovar et de sa diaspora, dont ils reflètent les relations diplomatiques. Cependant, beaucoup d’habitants portent la mémoire dans leur chair. Ernis, chauffeur de taxi, déclare : « Aujourd’hui, voir une arme à feu me fait peur, même si c’est l’arme d’un policier. Adolescent pendant la guerre, j’ai appris à avoir peur des hommes armés. »

Alejandro Marx
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