Serbie

Échaudée par la banalisation de la violence révélée par deux tueries, la société civile serbe manifeste en masse

« La Serbie vit dans un état de stress permanent »

Belgrade, le  27 mai, lors d’un rassemblement
Photo: AFP/ Milos Miskov
d'Lëtzebuerger Land du 02.06.2023

Cela fait bien longtemps que la Serbie n’avait pas connu une telle mobilisation citoyenne. Depuis un mois, ce sont des marées humaines qui se sont déversées dans les rues de la capitale à quatre reprises, afin de dénoncer la violence qui gangrène la société. Des rassemblements de plusieurs dizaines de milliers de personnes, pacifiques, à la hauteur du traumatisme causé par les tueries, qui ont fait déborder le vase. Le 3 mai dernier, un garçon de treize ans est entré armé dans son école, francophone, à Belgrade, abattant l’agent de sécurité et neuf camarades. Deux jours plus tard, un jeune homme de 21 ans tirait au fusil automatique dans deux villages au sud de la capitale, et tuait huit autres personnes. Un drame inédit en Serbie.

Pour beaucoup, l’énergie dégagée par le mouvement puissant de protestation rappelle celle qui a précédé le 5 octobre 2000, quand les citoyens s’étaient rassemblés en masse devant le Parlement pour faire tomber le régime autoritaire et nationaliste de Slobodan Milosevic. Les manifestations sont en partie organisées par les partis d’opposition – le Parti démocrate (DS), le Parti de la liberté et de la justice (SSP), Narodna stranka (Parti national), le mouvement Ne davimo Beograd et le syndicat Sloga. Cependant, on n’y affiche pas d’insignes politiques. Un nombre croissant de manifestants, de tous âges, déterminés, exprime le besoin urgent de changer quelque chose aux valeurs et à l’atmosphère qui règnent dans le pays.

« Nous sommes là car nous voulons pour tous les enfants, des écoles, des rues, des villages et des villes sûrs. Nous ne pouvons plus attendre, nous avons déjà attendu trop longtemps. Nous nous sommes tus trop longtemps. Nous avons détourné nos regards. Dans le silence et le noir, une culture de la violence a fleuri, le mal s’est propagé », a lancé Marina Vidojevic, professeure de serbe, prenant la parole avec émotion sur un camion sono improvisé, au lendemain des trois jours de deuil national décrétés. Pendant ces journées, des milliers de citoyens, surtout des jeunes, ont déposé devant l’école Vladislav Ribnikar, au cœur de Belgrade, des arums blancs, des peluches et des écriteaux comme « Parlez à vos enfants ». Dans toute la région, il y a eu des scènes similaires, notamment en Croatie et au Monténégro.

Chaque marche commence devant le Parlement, en silence, pour respecter la mémoire des victimes des deux tueries. Samedi 27 mai dernier, des fleurs ont été attachées tout le long des barrières placées autour du Parlement. Le cortège s’élance ensuite en direction du siège du gouvernement, selon un rituel désormais bien établi. De rares drapeaux serbes flottent. Quelques pancartes dépassent des têtes. On peut y lire: « Apprenez-nous à aimer ». « Stop à la violence dans les journaux, à la télévision, à l’école, à la maison, dans la rue », « Allumez vos cerveaux, éteignez TV Pink » (une des télévisions aux mains du régime). Au fil des semaines, de plus en plus souvent, la foule siffle et gronde « Démissions », demandant le départ du président Aleksandar Vucic. Deux des rassemblements ont abouti au blocage de l’autoroute qui mène à l’aéroport ainsi que de deux des principaux ponts, sous le slogan « Tout doit s’arrêter ». Le dernier, celui du 27 mai, s’est soldé, malgré une pluie torrentielle, par un encerclement de la radio télévision nationale (RTS), avec l’exigence que le service public cesse d’être au service de la propagande du régime. Puis, la foule s’est dispersée, dans le calme à chaque fois, alors qu’aucune présence policière n’était visible, déterminée à se retrouver le week-end suivant.

Les exigences des organisateurs : le départ des membres de l’Autorité de régulation des médias électroniques (REM), la fermeture des médias pro-gouvernement qui propagent une culture de la violence et diffusent de fausses informations, la suppression de programmes de télé-réalité faisant « la promotion de la violence, de l’immoralité et de l’agressivité », mais aussi le départ du ministre de l’Intérieur et du directeur des services de renseignement. Le ministre de l’Éducation a démissionné, après avoir soulevé un tollé en mettant en cause les « valeurs occidentales », les jeux vidéo et les réseaux sociaux.

Des revendications balayées d’un revers de la main par les autorités. Comme à l’époque Milosevic, le régime refuse toute autocritique. Pour les autorités serbes, dont aucun représentant, sauf le ministre de l’Éducation, n’est venu se recueillir sur les lieux des drames, « le système n’a pas failli ». La réponse est avant tout sécuritaire. Ainsi, un vaste plan de « désarmement » du pays est en œuvre, avec une révision des permis de port d’armes. Il est supposé que près de 400 000 armes légères sont aux mains de civils, dont certaines illégalement. Selon Bojana Otovic Pjanovic du secteur de la prévention de la criminalité au ministère de l’Intérieur, 50 000 armes ont été rendues, dont 10 000 explosifs, mais aussi deux millions de munitions.

Par rapport aux manifestations, l’homme fort de Belgrade, Aleksandar Vucic, a tout d’abord tenté de minimiser le nombre de participants, les chaînes télévisées qu’il contrôle allant jusqu’à diffuser des images de rues vides, filmées après les rassemblements. Les images de rivières humaines dans les rues de la capitale étant devenues virales sur les réseaux sociaux, il a fini par admettre « qu’il y beaucoup de personnes ». Mais il continue à miser sur la division, en accusation les membres de l’opposition d’être des « hyènes et des charognards qui veulent récupérer le deuil dans le but de prendre le pouvoir de manière violente ». 

Aleksandar Vucic a aussi essayé la méthode de la contre-attaque, en organisant le 26 mai dernier à Belgrade un rassemblement de ses soutiens sous le slogan « La Serbie de l’espoir ». Cela devait être « le plus grand dans l’histoire serbe ». Selon les témoignages, la présence de nombreux employés du secteur public a été requise. Ceux qui ont des contrats à durée déterminée ont été menacés de ne pas les voir renouvelé. Pour transporter les soutiens – volontaires ou forcés – du président, des colonnes de bus ont été louées et réquisitionnées partout dans le pays. Au point que même les excursions scolaires prévues de longue date ont été annulées. Des figurants auraient même été engagés. Malgré tous les préparatifs, la « manifestation Potemkine » destinée à faire concurrence à la révolte citoyenne a été un échec. « Aleksandar Vučić avait annoncé 200 000 personnes. Or, il y en a eu trois ou quatre fois moins. En outre, beaucoup de gens ont quitté le rassemblement avant même qu’il n’ait entamé son discours, à cause de la pluie qui s’est abattue sur la capitale », souligne Dusan Spasojevic, professeur à la faculté de Sciences politiques à Belgrade.

« Le régime tente de sauver les meubles avec des méthodes erronées, et ajoute de l’huile sur le feu, parce qu’il ne comprend pas la colère des citoyens qui n’en peuvent plus. Les valeurs sont inversées depuis des années, explique Stefan, un lycéen de 17 ans, membre de l’association « I mi se pitamo » (Nous avons notre avis). « Les professeurs, médecins, journalistes … sont rabaissés au profit de criminels, violents, non éduqués, arrogants. On exalte les valeurs mortifères des années 1990 », lance le jeune homme.

« Notre société est malade depuis au moins trois décennies. Les guerres et les sanctions économiques ont produit des criminels, qui continuent avec la corruption à gangrener le pays, en ruisselant depuis le plus haut sommet de l’État. Les liens qu’entretiennent le président et ses proches avec les hooligans qui contrôlent le trafic de drogue sont prouvés », analyse le sociologue Jovo Bakic. Avant d’insister: « La Serbie vit dans un état de stress permanent, qui est entretenu par le chef de l’État lui-même, pour mieux se poser en unique sauveur. »

Durant les années 1990, Aleksandar Vucic était le tout jeune ministre de l’Information de Slobodan Milosevic, poste-clé pour apprendre à manipuler l’opinion publique. Celui qui contrôle aujourd’hui la Serbie d’une main de fer applique les méthodes apprises à l’époque, qui consistent avant tout à faire peur. « On a l’impression de vivre dans un pays en guerre », observe ainsi l’anthropologue Ivan Colovic. « Nos dirigeants ne cessent de répéter que nous sommes menacés, que nous sommes entourés de voisins qui veulent nous détruire. Pour se défendre, il faut donc s’armer : ces armes serviront en cas d’attaque. »

« Les armes qui ont tué ces dernières semaines ont été chargées dans les années 1990 », se désole de son côté Jovica Milisavljevic, qui enseigne la physique dans un lycée voisin de l’école Vladislav Ribnikar, où a eu lieu la tragédie du 3 mai. Très marqué, le quinquagénaire est allé y déposer des fleurs avec ses élèves. « Je crois que la mobilisation contre la violence à laquelle on assiste est importante parce que l’on a besoin de partager collectivement notre peine. Après ces tragédies, une catharsis est nécessaire. »

« La société serbe est imprégnée de violence, à commencer par ce que l’on voit dans les stades ou dans la vie politique. On s’y est tellement habitués qu’elle a fini par se banaliser. Accumulée depuis si longtemps, cette violence a fini par exploser, comme un ulcère perfore l’estomac », poursuit Ivan Colovic. Kosana Beker, militante de FemPlatz, une association qui demande la prison à vie pour les auteurs de féminicides. Elle souligne par exemple qu’il y a eu plus de 300 femmes tuées ces dix dernières années. « Notre société est redevenue patriarcale, machiste. Frapper, être armé, est non seulement toléré, mais encouragé, et notamment dans les émissions de télé-réalité si populaires. »

« Maintenant que nous en sommes arrivés à ce que des enfants soient tués, il est plus que temps d’expliquer comment et pourquoi », fait remarquer l’historienne Dubravka Stojanovic. « Les chercheurs en sciences sociales alertent depuis longtemps sur les problèmes profonds qui déchirent la société serbe, sur le fait qu’il n’y a jamais eu de réel débat sur les guerres des années 1990 ni sur les crimes commis. L’école est autoritaire et agressive, et la manière d’enseigner l’histoire sème la haine », rappelle-t-elle, insistant sur le fait que cela a conduit à la « déshumanisation » de la société serbe. Or, personne n’a écouté le « diagnostic » des chercheurs ni ne les a laissés « proposer une thérapie ». Et Dubravka Stojanovic de conclure : « La société serbe est comme la maison d’un pendu dans laquelle on ne prononce pas le mot corde. »

« La Serbie est entrée dans une crise profonde. La société est polarisée, le dialogue avec les autorités impossible. Le régime semble se trouver dans une impasse, hésitant sur la stratégie à mettre en œuvre », explique le professeur Spasojevic. Pour lui, de nouvelles élections anticipées pourraient être une solution, à condition qu’une partie au moins des revendications soit satisfaite, notamment l’accès à une information objective. Reste la stratégie de la fuite en avant et du détournement de l’attention de la population. Ce qui semble être le choix du régime. Tout ce week-end, le président serbe a soufflé le chaud. Samedi, au moment où l’opposition tenait une nouvelle manifestation dans les rues de Belgrade contre la violence, son cabinet a annoncé que l’armée resterait « état d’alerte maximale (…) jusqu’à nouvel ordre » près de la frontière avec le Kosovo. Dimanche, Aleksandar Vučić a estimé que « le pire est à venir », parce que son Premier ministre « se rêve en Zelensky ». Bilan : de violents affrontements entre Serbes, police kosovare et soldats internationaux se sont soldés par une trentaine de blessés parmi des soldats internationaux et une cinquantaine parmi les protestataires.

Milica Čubrilo Filipović
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