Ai Weiwei, le célèbre artiste et activiste chinois, et Kevin Abosch, un artiste irlandais, se sont associés pour lancer Priceless, projet qui se propose, comme son nom l’indique, d’explorer « ce qui n’a pas de prix ». Une démarche fascinante, au confluent de l’art et de la blockchain.
Les deux artistes se sont retrouvés à Berlin, où réside le premier (Abosch vit à New York), pour peaufiner leur projet. Au plan technique, il s’agit de deux tokens, siglés PRCLS, qui reposent sur des contrats de type ERC20 rattachés à la blockchain Ethereum. Le premier a la particularité de ne jamais pouvoir être possédé par personne ; le second, unique et distribuable, est divisible en unités allant jusqu’au 18e chiffre
après la virgule. Une certaine quantité de ces fractions ont été émises et « brûlées », c’est-à-dire que les clés privées qui permettent d’en disposer ont été détruites. Cependant, ils ont été imprimés à douze exemplaires et vendus à des collectionneurs. Les adresses des tokens, qui sont, comme dans les autres blockchains, des suites de chiffres et de lettres sans signification apparente, représentent en réalité des descriptions de moments passés ensemble par Ai Weiwei et Kevin Abosch, par exemple telle promenade décontractée dans une rue de Berlin – des choses éminemment éphémères et « sans prix ».
Le fait que le token émis par les deux artistes soit divisible à l’extrême est déterminant dans leur projet. On l’obtient sans faire d’effort particulier, on peut le retransmettre à autant de gens que l’on veut. Décrit comme étant « sans prix », ce qui dans le langage courant désigne les objets trop rares et trop prisés pour qu’on leur donne un prix, chaque token PRCLS est à la fois un jeton sans objet, et donc un objet de valeur et de prix nuls, et une œuvre d’art créée par deux artistes dont l’un mondialement connu, ce qui leur ouvre dans l’absolu la possibilité de devenir, au gré de la volonté de leurs détenteurs, les vecteurs d’une très grande valeur, au prix extrêmement élevé – ce qui ferait du token PRCLS une cryptomonnaie très recherchée.
Ce token, que ses deux créateurs comptent mettre en circulation à partir de septembre, est donc une sorte de happening : il nous interpelle en nous invitant à en placer dans un wallet, à jouer avec, à le redistribuer en fractions de plus en plus réduites, tout cela dans l’espoir que les interactions entre détenteurs entrent dans une dynamique alimentée à la fois par son caractère innovant et par la réflexion critique qu’il souhaite enclencher sur ce qui représente habituellement de la valeur à nos yeux et comment se forment les prix des objets qui nous entourent. Par exemple, même si je ne reçois qu’un montant infime de PRCLS, je peux encore en donner des fractions encore plus infimes à chaque être humain vivant sur terre, partageant ce faisant une valeur artistique qui est la même que celle du token initial complet.
Répondant au journaliste Jordan Pearson de Motherboard, AI Weiwei explique : « Pour moi, avec la blockchain il ne s’agit pas de technologie, mais d’une opportunité de créer un nouveau système capable de démanteler l’ancien système, ou du moins d’offrir une nouvelle possibilité pour communiquer ». Son intention est de « mettre en question le système existant » et d’explorer « le potentiel de créer un nouveau système en-dehors du système établi ». Pour y arriver, Ai Weiwei et Kevin Abosch souhaitent lancer une conversation susceptible de changer les mentalités autour de la valeur de la vie humaine et plus spécifiquement la façon dont les nations traitent les réfugiés. Un projet ambitieux, donc, qui entend faire réfléchir sur les fonctions sociales de la monnaie et sur l’étrange relation entre le prix des choses et la valeur que nous leur accordons – une relation que Kevin Abosch n’hésite pas à qualifier de perverse.