L’accélération de l’inflation contraint le gouvernement à convoquer une tripartite. L’explosion de la facture énergétique porte le débat au-delà de la seule indexation

Ça sent le gaz

Nora Back, OGBL, dans une conférence de presse improvisée à la sortie du ministère d’État
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 26.08.2022

Sujet bouillant, atmosphère chaleureuse, même « conviviale », pour reprendre le terme de la ministre des Finances, Yuriko Backes (DP), à la sortie, ce jeudi matin, de la réunion entre gouvernement et syndicats pour préparer la tripartite de cet automne. Prévenus tardivement, les représentants de la CGFP, de l’OGBL, du LCGB et de la Chambre des salariés ont accordé leurs violons au cours d’un petit-déjeuner organisé sur place avant de rencontrer les membres du gouvernement. Certains d’entre eux sont revenus de congé suite à la convocation envoyée par le Premier ministre Xavier Bettel (DP) vendredi dernier. Les patrons se sont présentés en début d’après-midi ce jeudi. Eux s’étaient déjà rassemblés la semaine passée, avant même que le chef de l’exécutif ne diffuse l’information sur l’organisation de rencontres avec les partenaires sociaux, « fir hire Bléck op déi aktuell Situatioun gewuer ze ginn a fir esou de Sozialdialog am Hierscht elo schonn ze preparéieren ».

Cet automne, les discussions tripartites permettront de « trouver des solutions » aux aléas conjoncturels que sont l’inflation et l’augmentation des prix de l’énergie, « pour soulager les gens et les entreprises », comme l’avait annoncé le chef de l’exécutif dès le 3 août sur les réseaux sociaux. Le Statec venait alors de revoir ses prévisions d’inflation à la hausse pour 2022 et 2023, notamment à cause de « l’incertitude sur la guerre en Ukraine et des tensions persistantes sur les chaînes d’approvisionnement ». Selon les nouveaux calculs, la cote d’échéance d’une nouvelle indexation interviendra au quatrième trimestre et un dépassement supplémentaire est à prévoir pour 2023. Des chiffres plus précis doivent être rassemblés et présentés début septembre, mais une tripartite s’impose.

Cette semaine, le gouvernement voulait prendre la température. Une opposition frontale entre le patronat et l’OGBL est crainte. La tripartite du mois de mars s’était achevée avec un volte-face de la première syndicaliste du pays. La présidente de l’OGBL, Nora Back, s’était insurgée contre le report de l’index de juillet 2022 à avril 2023 et n’avait pas soutenu l’accord sur lequel tous les autres se sont entendus. L’arrivée d’un nouveau palier d’ici la fin de l’année fait craindre une nouvelle « manipulation » de l’index.

L’inflation est nourrie par un prix du gaz à un plus haut historique, 300 euros le mégawattheure mercredi. Le président de l’UEL, Michel Reckinger, explique à Paperjam qu’il « ne faut pas confier aux entreprises la charge de remédier aux problèmes des ménages. » Or, l’élaboration de la politique économique et sociale s’opère une nouvelle fois dans le cadre de la tripartite et donc dans la confrontation employeurs-employés, entreprises-salariés. Ressurgit dans ce contexte le débat sur d’éventuels profiteurs de crise. Lundi, l’éditorialiste du Wort souligne que les géants des hydrocarbures comme Shell, TotalEnergies, BP ou Exxonmobil ont réalisé 77 milliards de dollars de bénéfices au deuxième trimestre, soit trois fois plus que l’an passé à la même période. Le phénomène d’enrichissement dépasse les producteurs de pétrole et de gaz, poursuit le journal d’Howald. Selon un rapport du Economic Policy Institute, plus de la moitié des augmentations de prix aux États-Unis se retrouvent dans les profits réalisés par les entreprises américaines. « In anderen Worten: Hätten die Firmen ihre Gewinne nicht erhöht, wäre die Inflation nicht einmal halb so hoch ausgefallen », écrit l’éditorialiste. « Was wäre die Lösung ?, eine Sondersteuer auf Übergewinne? », interroge-elle-encore.

Les géants du pétrole ne siègent pas au Grand-Duché. Une seule entreprise à l’actionnariat majoritairement privé y commercialise de l’énergie : ArcelorMittal Energy. L’entreprise a certes doublé son chiffre d’affaires en 2021 concomitamment au quadruplement du prix de gros du gaz (selon Strommarktdaten). Ses ventes de gaz aux entreprises (principalement celles du groupe) ont été multipliées par quatre en valeur, passant de 210 millions d’euros à 780. Les bénéfices s’élèvent à 232 millions, contre quatorze en 2020, année du grand confinement. Mais ces recettes sont autant de dépenses dans une logique de groupe et ArcelorMittal Energy réalisait déjà de tels bénéfices avant 2020. La société de fret aérien Cargolux a elle profité des problèmes d’approvisionnement pour signer des bénéfices records en 2020 (710 millions de dollars) puis en 2021 (1,2 milliard), notamment en pratiquant les prix du marché (comme cela se fait pour le gaz). La firme a ainsi enregistré 330 millions de dollars de charge fiscale, de quoi devenir le premier contributeur du pays en plus d’en être l’un des principaux employeurs.

La dernière tripartite du printemps s’était achevée dans la défiance. Le secteur financier avait publié des résultats exceptionnels pour 2021 (notamment parce que 2020 avait été médiocre d’un point de vue essentiellement comptable, notamment par la constitution de provisions). Le syndicat eschois s’était indigné qu’on sucre une indexation dans ces conditions. « C’est le monde à l’envers : l’État qui doit s’occuper de ses sujets, les contraint à soutenir les entreprises qui vont réaliser encore plus de bénéfices », écrivait le syndicat dans une newsletter.

Ce jeudi le patronat, représenté par l’UEL, a dressé l’état des lieux. Le contexte a radicalement changé, dit-il. Opportunément, le Statec publie mercredi des « perspectives moins favorables ». « Le contexte conjoncturel s’assombrit progressivement en Europe et laisse entrevoir une deuxième partie d’année plus difficile », écrivent les services de Serge Allegrezza. Les écueils se dressent maintenant devant les entreprises avec des coûts en augmentation (l’énergie mais pas que) qui ne peuvent plus être reportés sur les clients. La guerre en Ukraine bien sûr, mais aussi les ruptures sur les chaînes d’approvisionnement et la hausse des taux placent les agents économiques dans l’expectative. La fin de la période d’argent pas cher appelle un rééquilibrage entre offre et demande. Le contexte décuple l’incertitude. Les aides obtenues au printemps ne suffiraient plus. Elles n’aideraient que les entreprises déjà en difficultés. Face au Land, le secrétaire général de la Fédération des artisans ajoute les difficultés à recruter qui ont déjà conduit à des revalorisations salariales. S’ajoutent des aides ponctuelles offertes aux salariés, « très souvent des frontaliers qui ont du chemin à faire ». Or on entend, « si je veux donner 500 euros, 250 partent chez Yuriko Backes », poursuit Romain Schmit. Le patronat diffuse l’idée d’une exonération fiscale temporaire pour les primes offertes aux salariés.

Les patrons reprennent à leur compte le vœu de sobriété proféré au printemps par le ministre de l’Économie Franz Fayot (LSAP). Les élements de langage sont répétés à l’envi. « On ne pourra pas tout compenser tout le temps », dit Romain Schmit lundi au Land. « Et kann een net fir jiddereen alles kompenséieren », explique Michel Reckinger mercredi sur RTL. Et on souhaite surtout ne pas entrer dans la confrontation. « Ce n’est pas la lutte des classes, pas le patronat contre le salariat. On est tous dans la même merde », résume Romain Schmit. Un poste inquiète particulièrement : le prix de l’énergie et notamment celui du gaz. Son augmentation n’avait pas été envisagée dans une telle mesure. Face au Land, le directeur général d’Enovos Erik Von Scholz explique que sur une période de référence de janvier à octobre 2021, un ménage de trois personnes payait environ 1 500 euros par an de gaz. Depuis lors, la facture s’élève autour de 3 000 euros, lissée sur douze mois. Ce doublement tient à l’augmentation du prix liée à la reprise post-Covid et au manque de réserves en Europe. Ce prix tenait à la situation avant l’agression de la Russie en Ukraine. Maintenant, Vladimir Poutine instille de la nervosité sur les marchés en réduisant le transport de gaz vers l’Europe. Dans un contexte de plafonnement des autres sources d’approvisionnement énergétique, le rationnement en gaz russe renchérit le gaz en général, enrichit particulièrement la Russie et affaiblit l’UE. (Le président russe espère aussi sans doute un affaiblissement du soutien populaire à la résistance ukrainienne.) Jusqu’à maintenant, l’augmentation a été jugulée par le distributeur Encevo grâce à des achats anticipés. Mais la note va augmenter de 80 pour cent dans les prochaines semaines et passer autour de 5 400 euros par an pour la seule fourniture de gaz. Le prix de l’électricité, dont le prix est lié parce qu’une partie est produite au gaz, augmentera lui de trente pour cent en janvier.

« Les discussions dépassent la seule indexation », martèle Nora Back. Pour l’heure, l’IPCN (sur lequel l’index est basé) n’a pas encore intégré la part grandissante de l’énergie dans les dépenses des ménages. Le poids du gaz dans l’indice des prix à la consommation diffusé début août, donc dans les dépenses d’un foyer moyen, n’est que de 2,1 pour cent. Le schéma de pondération de l’indice sera mis à jour à la fin de l’année et ne sera utilisé que pour l’année de référence 2023. « On pourra alors constater dans quelle mesure l’envolée récente des prix de l’énergie affecte la structure de consommation des ménages », explique l’institut national de la statistique. Pour le gouvernement, voilà la quadrature du cercle. Dans un carcan budgétaire serré, il s’agit de soutenir l’approvisionnement des ménages en énergie, celui des entreprises, notamment pour la production industrielle, tout en préservant la consommation, l’investissement et les recettes fiscales. Les entreprises qui ne produiraient pas à cause d’un prix du gaz trop élevé bénéficieront des mesures de chômage partiel, a annoncé le gouvernement cette semaine. La bonne conduite des politiques environnementales a elle déjà pris un coup dans l’aile. Ironiquement, seul le patronat rappelle les objectifs environnementaux. Dans Le Quotidien lundi, Nico Hofmann, président de l’Union luxembourgeoise des consommateurs prône la prolongation de la subvention publique au carburant. « Il faut une aide jusqu’à ce que la crise énergétique s’atténue », dit-il. Le CSV plaide aussi ce mercredi en faveur de la prolongation du Tankrabatt.

Les partenaires sociaux s’entendent sur la nécessité d’obtenir des données branche par branche. « Il faut aider les gens qui ont besoin d’aide, mais aussi les entreprises qui vont mal », explique Nora Back. La syndicaliste prône la fin de la politique de l’arrosoir. Idem du côté de l’UEL. Syndicats comme patronat veulent se donner le temps. La tripartite du mois de mars avait été orchestrée de telle manière que l’OGBL, seule partie non signataire, avait perçu qu’on lui tordait le bras. Nora Back souhaite « repartir à zéro ». Car la patronne du premier syndicat du pays s’oppose encore au principe d’une seule indexation (« notre core business depuis Jean Castegnaro ») par an, validé en mars et auquel sont attachés les patrons, en vertu du sacrosaint principe de stabilité. « Nous avons un accord pour une indexation tous les douze mois », souligne Jean-Paul Olinger, directeur de l’UEL. Prochaines réunions : le 14 septembre.

Pierre Sorlut
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