La prise en compte du bien-être dans les politiques publiques se substitue (trop) lentement à la tyrannie du Produit Intérieur Brut. Le monde académique souscrit. Franz Fayot pousse. Ses collègues de l’exécutif et la technostructure traînent des pieds

La longue marche vers le bien-être

Manifestation de cyclistes à Luxembourg samedi 4 juin
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 10.06.2022

« J’avais invité trois membres du Parlement », soupire Serge Allegrezza. Un seul s’est présenté à la conférence sur le bien-être ce jeudi matin à l’Hôtel Parc Bellevue. Seul Charles Margue (Déi Gréng) s’est éclipsé du débat consécutif à l’allocution du président ukrainien Volodymyr Zelensky devant la Chambre. La lumière médiatique recherchée par le politique éclairait, c’est vrai, bien plus la rue du Marché-aux-herbes que le désuet centre de conférences bâti sur les terres de l’archevêché. Et le directeur du Statec, organisateur de la Well-Being Conference de mercredi à samedi la semaine dernière, n’avait pas connaissance de l’intervention du président en guerre face à la Russie quand il a planifié son panel « How to integrate evidence from research in policy-making ? ». 

Soit. Serge Allegrezza fait une nouvelle fois contre mauvaise fortune bon cœur. Lui, le haut-fonctionnaire statisticien, qui a importé l’idée d’introduire des objectifs de bien-être dans l’élaboration des politiques publiques. C’était en 2009. Serge Allegrezza avait assisté au mois de septembre à la Sorbonne à la remise du rapport de la Commission Fitoussi-Sen-Stiglitz. Les trois éminents économistes avaient été mandatés par le président français Nicolas Sarkozy pour réfléchir aux moyens d’échapper à l’approche purement quantitative, « trop comptable, des performances collectives ». Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le Produit Intérieur Brut est l’unique boussole des politiques économiques. Cette mesure de la valeur des biens et services produits sur un territoire délimité et une période donnée n’est plus seulement un indicateur comptable, mais l’arbitre de la réussite des politiques publiques, un piège dans lequel le théoricien du PIB lui-même, Simon Kuznets, disait ne pas vouloir tomber.

Le directeur du Statec avait insisté pour inclure les considérations de bien-être dans l’accord de coalition CVS-LSAP en 2009. Il convenait dès lors de se doter d’indicateurs alternatifs de niveau de vie, dans les domaines de la santé, de la sécurité, de l’éducation, de la répartition des richesses, mais aussi bien sûr de l’environnement. Le Conseil économique et social, présidé par le même Serge Allegrezza, a été mandaté pour construite un index. Les partenaires sociaux qui le composent ont mis du temps à trouver un accord sur les indicateurs à retenir. Dans un avis commun rendu en 2013, le Conseil supérieur pour un développement durable et le CES ont retenu un ensemble de 63 indicateurs de bien-être sous forme de tableau de bord. Il conjugue des mesures objectives et subjectives de conditions de vie. Invité par le gouvernement à mettre à disposition ces données de manière intelligible, l’Institut national de la statistique a rassemblé les indicateurs en « un seul chiffre », le Luxembourg Index of Well-Being (LIW). Le Statec s’est ensuite confronté à l’indisponibilité des données dans les délais désirés et n’a pu conserver qu’une partie des sous-indicateurs. Puis vint l’écueil administratif et politique. 

C’est ce que regrette Serge Allegrezza ce jeudi lorsqu’il anime son débat avec des experts reconnus en la matière. Le troisième rapport PIBien-être a paru jeudi dernier (le premier en 2017). Ses auteurs du Statec constatent le retard pris par le gouvernement luxembourgeois dans la prise en compte du bien-être subjectif dans les politiques publiques. Ici est mesuré l’état de satisfaction des concitoyens. Chacun estime entre zéro et dix son degré de satisfaction par rapport à des domaines définis. Les économistes relèvent par exemple qu’un très bon état de santé procure une plus grande satisfaction dans la vie. Inversement: « la dégradation de cet état de santé est associé à une probabilité plus élevée d’être insatisfait ». Autre corollaire. Le modèle statistique confirme un lien entre la pauvreté subjective (« le ressenti de difficultés financières », potentiellement par rapport à autrui) et l’insatisfaction générale. Ou encore : « L’emploi protège contre la pauvreté et, par ce biais, procure une plus grande satisfaction aux personnes. » Sans oublier le problème majeur stigmatisé dans l’étude : la difficulté d’accès au logement. En sus des craintes affichées par les résidents, elle est matérialisée par le taux d’effort. La part du revenu disponible allouée au logement atteint soixante pour cent pour le décile le moins riche. Dans une comparaison européenne, ce degré d’inquiétude constitue bien une spécificité locale, une aberration statistique. Ces résultats sonnent comme des lapalissades. De tels indicateurs (qui sont paradoxalement partiellement basés sur des sentiments par définition subjectifs) permettent d’objectiver l’état de satisfaction au regard des dépenses publiques consenties, au-delà de la simple rentabilité économique, puis de lier le ressentiment à d’autres troubles sociaux collectivement nuisibles. « Sometimes the satisfaction of people’s needs may be dictated by negative externalities. When this happens, economic growth is not a good measure of quality of life, or general welfare », relève Francesco Sarracino du Statec Research. Le bras recherche de l’Institut de la statistique mobilise entre deux et trois de ses dix chercheurs sur l’étude du bien-être. 

Ainsi l’Institut national de la statistique compare la progression des PIB/tête et le revenu national brut par tête avec l’indice composite LIW. Entre 2010 et 2020, la valeur ajoutée produite nationalement a progressé de 20 à 25 pour cent alors que le bien-être est revenu à son niveau initial après avoir subi une chute de sept pour cent autour de 2012. De même, dans la mesure de la satisfaction par rapport aux autres pays européens (basée sur les sondages d’Eurostat SILC), les résidents luxembourgeois atteignent tout juste la moyenne haute de l’état de satisfaction (à 7,6 sur dix), 0,3 point au dessus de la moyenne de l’UE. Mais le PIB par tête est trois fois supérieur à la moyenne européenne. Le rapport PIBien-être démontre que la croissance économique n’est pas toujours accompagnée par une amélioration des conditions de vie. Mais il reste à vérifier la robustesse des critères qui déterminent le bien-être, en croisant les résultats de différentes enquêtes ou en questionnant les méthodologies, notamment en veillant à la pertinence des indicateurs sur le long terme. « Un grand défi », relève Francesco Sarracino.

Voilà l’un des sens revêtus par l’événement organisé la semaine passée par le Statec research et financé par le Fonds national de la recherche. Une centaine de références mondiales de la recherche en wellbeing ont challengé leurs travaux face à leurs pairs, particulièrement la pertinence de leurs indicateurs. La pointure Carol Graham, éditée par Princeton University Press, a présenté le potentiel de metrics novateurs pour suivre et prévenir la détresse sociale. D’autres chercheurs mesurent les risques de conflits sociaux liés à l’immigration. « Capturer les sentiments subjectifs d’une population permet de jauger plus précisément les sources de conflits et d’agir sur la prévention », écrivent les chercheurs qui ont travaillé sur les données de 75 communes estoniennes de 2014 à 2018. Charles-Henri DiMaria s’intéresse lui à la traduction de la productivité économique en bien-être productif. Fabio Battaglia interroge : « How to put well-being metrics into policy action ? ». Puis propose l’explication « théorique » à travers les exemples de l’Italie et de l’Écosse, deux pays qui commencent à établir des objectifs de bien-être comme principes directeurs des politiques publiques. 

Tel est d’ailleurs l’autre sens porté par la Wellbeing Conference, sous titrée « Knowledge for informed decisions », pour sa cheville ouvrière Serge Allegrezza, présent lors d’une bonne partie des présentations. Tel était le thème aussi du panel qu’il modérait dans une tenue hands-on dont il est peu coutumier. Col pelle à tarte grand ouvert. Son traditionnel nœud papillon s’est envolé. Le corpus académique sur le well-being développé durant ces deux dernières décennies atteste de la pertinence de dépasser la seule prise en compte de la croissance. C’est même contreproductif. « Il faut informer le politique et identifier les sources d’inefficacité », martèle Serge Allegrezza, au diapason avec « la maison-mère », en référence à son chef politique depuis deux ans. Franz Fayot (LSAP) a pris ses fonctions entre les deux séances du premier réel débat politique sur le PIBien-être à la Chambre. La discussion avait commencé le 21 janvier 2020 en la présence du libéral-socialiste Etienne Schneider, dans un climat quelque peu taquin. « Dir wäert mir och immens feelen », avait adressé le vice-premier ministre aux parlementaires dont un a répondu « Dat gleewe mer net », lit-on dans le procès verbal de la réunion. 

Serge Wilmes (CSV), qui avait interpelé le gouvernement, a alors manifesté son inquiétude face à ces jeunes qu’il a rencontrés et qui ont l’impression de courir dans une « Hamsterrad ». « Nous créons de plus en plus de valeur ajoutée années après années. Mais est-ce réellement une valeur ajoutée pour les gens ? », a-t-il interrogé. « De Mënsch sollen am Mëttelpunkt vun onser Politik stoen. » Après une interruption consécutive à l’annonce du décès d’Eugène Berger (DP) lors des débats, ceux là ont repris le six février avec un nouveau ministre, lui complètement en ligne avec la volonté de placer la question du bien-être au cœur de l’agenda politique. « Ech hunn d’Intentioun, zesumme mam Finanzminister ze kucken, dass mer dee PIBien-être integréiert kréien an de Staatsbudget. An dofir musse mer kucken, dass mer en an de Semestre européen erakréien, an de Pacte de stabilité a méiglecherweis an de PNR (programme national de réformes, ndlr) ». Tous les partis se sont entendus, à l’unanimité, sur trois motions pour agir de concert. Et depuis ? Rien n’a bougé.

La pandémie de Covid-19 a quelque peu troublé les projets politiques (mais aurait-ce évolué différemment sans cela ?). Franz Fayot a rencontré le ministre des Finances de l’époque, Pierre Gramegna (DP) à ce sujet. « On a alors découvert qu’ils (rue de la Congrégation, ndlr) ne se sentaient pas très impliqués. Ils découvraient un peu la chose », regrette Serge Allegrezza face au Land cette semaine. Lors de la conférence de la semaine dernière, lui et d’autres experts ont stigmatisé le poids de la technostructure. « Intégrer la problématique du wellbeing implique un changement de l’approche institutionnelle, de la façon de penser des fonctionnaires », a expliqué Katherine Scrivens, Madame bien-être à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) où l’on travaille à l’intégration de l’approche dans les pays membres. L’exemple en la matière est la Nouvelle Zélande. « Les dépenses budgétaires sont allouées où les efforts sont nécessaires en matière de bien-être. C’est basé sur des objectifs et pas par département », a pesté Serge Allegrezza. « Mais les politiques n’y croient pas », a-t-il répété a plusieurs reprises, manifestant une certaine résignation. « Le ministre des Finances (Pierre Gramegna, ndlr) explique se préoccuper du bien être des sociétés et des banques. Comment se sentent elles ? On revient donc à la question de la compétitivité et de la profitabilité. » Mais le bien-être n’exclut pas de rester compétitif si l’on est productif, pense le binôme Allegrezza-Fayot.

Le professeur d’économie du bonheur à l’Université de Sienne, auteur du Manifesto for happiness, Stefano Bartolini, a illustré les dérives de la quête perpétuelle de croissance pour la croissance. Par l’automobile d’abord, symbole de réussite sociale et synonyme de richesse durant les Trente glorieuses : « Les voitures ont détruit la qualité des espaces communs », tranche-t-il. « C’est néanmoins un problème très facile à résoudre et des villes comme Copenhague et Amsterdam l’ont bien compris en rendant l’utilisation des transports motorisés privés plus compliqués, en favorisant l’usage de la bicyclette et en créant des espaces verts où les gens se rencontrent. On sait comment créer du capital social et on sait que ces politiques rendent les gens heureux », a asséné Stefano Bartolini, deux jours avant que mille personnes ne réclament plus d’infrastructures pour les vélos dans la capitale luxembourgeoise.  

Une autre dérive que la prise en considération du bien-être permettrait de contourner : l’oligarchie. Le chercheur italien s’appuie sur l’article de Martin Gilens et Benjamin Page publié en 2014 chez Princeton University Press dans lequel les deux professeurs de la prestigieuse université ont recensé plus de 2 000 décisions politiques prises aux États-Unis sur trois décennies. « À chaque fois qu’un conflit se dresse entre ce que veulent les gens normaux et ce que veulent les un pour cent les plus riches, les un pour cent les plus riches gagnent », résume Stefano Bartolini avant de conclure : « La démocratie est en danger ». La mesure et la prise en compte du bien-être ramèneraient les préoccupations sociales au centre de la décision politique. Dans le sillon de la Well-being conference, Serge Allegrezza ambitionne la création d’ateliers mobilisant les fonctionnaires des ministères de l’Économie et des Finances menés par des experts présents la semaine dernière. Le ministre Fayot (qui a fait un saut à la conférence) et son second Allegrezza veulent essaimer.

Pierre Sorlut
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