Comment les négociations sur le service public TV, radio et digital s’exonèrent des mécanismes démocratiques

Le syndrome RTL

Le studio RTL pour le discours de Xavier Bettel pour la fête nationale
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 23.06.2023

Ont paru ce mardi au Journal officiel les comptes de « l’établissement de radiodiffusion socioculturelle » (sic), mieux connu sous l’appellation Radio 100,7. Pour cet établissement public prestant un service d’intérêt général, sans recette commerciale ou presque, l’enseignement majeur réside dans la hauteur de la subvention étatique. Elle se situe autour de 7,5 millions d’euros, pour une cinquantaine d’employés dont les salaires constituent la majorité des dépenses. L’aide publique n’intègre pas encore la manne promise dans la convention signée le 31 mars dernier par le média de service public 100,7 (son véritable intitulé depuis la loi du 12 août 2022) et le gouvernement. 100,7 y assume la mission « particulière du service public de radiodiffusion en tant que source impartiale et indépendante d’informations, de commentaires et de contenus variés et innovants respectant des normes éthiques et de qualité élevées ». Le média écouté par 4,5 pour cent de la population selon TNS-Ilres percevra beaucoup plus d’argent. 79 millions d’euros seront répartis sur sept ans, selon les termes du projet de loi déposé le 10 mai dernier. 100,7 recevra dix millions en 2024, puis les montants augmenteront pour atteindre douze millions d’euros la dernière année.

On lit aussi et surtout dans l’exposé des motifs du texte que cette troisième convention (et pour la première après un débat parlementaire, notamment lié aux problèmes de gouvernance et d’indépendance de l’établissement public) signée avec 100,7 s’étend, « à l’image de la convention conclue avec CLT-Ufa et RTL Group, de 2024 à 2030 inclus » et qu’elle confère au média de service public la mission de « développer de nouvelles offres en ligne permettant de prolonger, d’enrichir ou de compléter l’offre de programmes radiodiffusés ». Un même horizon temporal que RTL ? Le média de service public se dirigerait vers du contenu vidéo ? De quoi alimenter les rumeurs de fusion avec les activités de RTL au Grand-Duché d’ici fin 2030. Le directeur général de Radio 100,7, Jean-Lou Siweck, précise : « Nous n’avons pas comme mission de nous lancer dans la vidéo en tant que telle ». Il s’agirait plus de visual radio, explique l’ancien chef d’Editpress et rédacteur en chef du Wort. Elle serait notamment utile sur les réseaux sociaux afin d’illustrer les propos des invités. « Il s’agit d’un positionnement conscient. Nous ne voulons pas lancer un débat sur ‘nous ou RTL’ », détaille Jean-Lou Siweck. Les sous apportés par le gouvernement (« moins que ce que nous avons demandé ») permettront d’offrir un service d’information généraliste plus étoffé, avec par exemple davantage de grands formats podcasts.

Le L de RTL s’étiole et la rumeur enfle. Fin 2020, soixante postes ont été supprimés au corporate centre luxembourgeois, le siège du groupe média. La firme détenue par Bertelsmann a vendu ses activités belges et les licences (ainsi que la supervision) sont reparties au plat pays. Se diffuse en outre l’idée que l’omnipotent Thomas Rabe, à la tête de RTL Group et de Bertelsmann, ne voit plus un grand intérêt dans le marché luxembourgeois. Dans la convention encadrant la mission de service public confiée à RTL, signée en juin 2022, il appartient à l’une partie de contacter l’autre avant le 1er octobre 2029 pour négocier une nouvelle convention. Si personne ne se manifeste, alors l’État doit chercher un autre prestataire endéans quinze mois ou renoncer à un service public télévisuel.

Contacté pour savoir ce qui va se passer à l’horizon 2029, le directeur général de RTL Luxembourg, Christophe Goossens, joue la montre. « On parle d’une échéance à six ans, » balaie celui qui a succédé à Alain Berwick en 2017. Interrogé sur la date choisie dans la convention, Goossens réplique qu’il s’agirait du « temps nécessaire pour mener les négociations éventuelles le cas échéant ». Le DG de RTL rassure sur l’ancrage luxembourgeois et met en avant le nouveau branding, les nouvelles applications, la nouvelle mission de service public… « Nous sommes très actifs sur le marché », dit-il pour convaincre qu’il n’y a pas de signe d’un départ en vue. 232 personnes travailleraient pour RTL Luxembourg (partie média), 197 pour Broadcasting Centre Europe, 156 au corporate centre du groupe (97 fonctions administratives et « 59 opérationnelles pour RTL Group »), soit 585 salariés en tout, détaille Christophe Goossens. L’intéressé ne veut pas communiquer le chiffre d’affaires de RTL Luxembourg. Sur le rapport annuel du groupe, les activités au Luxembourg ont rapporté 91 millions d’euros, contre 75 en 2021. La pénétration de RTL Luxembourg media family s’élève à 79,2 pour cent de pénétration (contre 82,1 pour cent l’année précédente), selon ledit rapport.

Une fusion avec Radio 100,7 est-elle envisagée ? « Absolument pas. Honnêtement c’est une option qu’on n’a pas du tout discutée », répond Christophe Goossens. Puis « il y aura des législatives en 2028, si tout se passe bien », ajoute-t-il pour laisser croire que les élections offriront l’opportunité de s’exprimer sur l’avenir du service public de la télévision. Les discussions entre le gouvernement et le groupe média ont traditionnellement souffert d’un déficit démocratique. Les temps changeraient-ils ? Une requête « service public » avec « RTL » et « 100,7 » pour mots clés complémentaires sur le moteur de recherche de la revue de presse du gouvernement entre janvier 2020 et aujourd’hui lève une trentaine d’occurrences pertinentes et révèle un intérêt public croissant pour le sujet. « Le temps de l’opacité est révolu », se félicite Sven Clement en février 2021 dans Le Quotidien. Le chef des Pirates est l’homme qui a dynamité « le secret d’État » que représentaient les contrats de concession des fréquences radio et des conventions de délégation du service public TV. Mais en février 2021, la transparence reste toute relative. Le document porte une clause de confidentialité pendant qu’il est négocié entre le gouvernement et la firme. Et les députés de la Commission parlementaire ne peuvent communiquer son contenu sur la place publique. En septembre 2021, la Chambre est informée des montants en jeu. L’opérateur audiovisuel obtient de l’État 105 millions d’euros pour sept ans, soit quinze millions par an. Le Woxx compare ces montants aux 7,3 millions d’euros reçus par 100,7 et à l’aide à la presse qui tourne autour de douze millions d’euros pour l’ensemble des éditeurs.

Historiquement, le timing est généralement réglé pour ne pas subir d’interférences durant les élections. Un groupe international (RTL est la propriété de Bertelsmann et de la famille Mohn à 76 pour cent) n’apprécie guère l’ingérence politique, ou tout le moins les externalités qui pourraient générer de l’incertitude. Or ce groupe international est, avec SES, l’un des symboles de la réussite du Luxembourg en matière de communication, une chasse gardée du Premier ministre qui les place sous son aile par le truchement du Service des Médias et Communications (SMC). Un départ de RTL (comme d’ArcelorMittal) du Luxembourg serait un camouflet. CLT, CLT-Ufa puis RTL se sont très vite mis les parlementaires dans la poche en intégrant les chefs de fraction des trois principaux partis (ou assimilés) dans leurs organes de direction. Selon des documents annexes à la convention (confidentiels) consultés par le Land, un accord régit le « droit de regard du pouvoir concédant » et la composition des organes, notamment les critères d’élection au conseil d’administration. Ils sont plutôt laxistes : « Les actionnaires désignent comme administrateurs, après agrément du gouvernement, trois personnalités ayant la nationalité luxembourgeoise et résidant au Grand-Duché. » Aujourd’hui, Gilles Baum (DP), Georges Engel (LSAP) et Claude Wiseler (CSV) siègent au conseil de CLT-Ufa. Quatre réunions par an leur rapportent 17 500 euros brut, selon nos informations. Ils expliquent que cette fonction permet au Parlement d’être informé des décisions prises par l’actionnaire. Mais, en tant qu’administrateurs, ces parlementaires travaillent dans l’intérêt de l’entreprise et pas celui de la nation. Et quand un débat à la Chambre concerne le groupe ou la mission de service public, comme le débat d’orientation du 14 juillet 2020, lesdits députés s’abstiennent. Depuis 2020, la députée écologiste Djuna Bernard représente le Parlement dans la commission de suivi de l’application de la Convention. « La majorité qui se contrôle, c’est malsain », réagit Sven Clement face au Land.

Cet exotisme perdure à l’heure des codes de déontologie et des registres des entrevues. Est-ce le signe de l’institutionnalisation de la relation ? Aucun ministre ni conseiller n’a inscrit un rendez-vous avec un représentant de RTL, CLT-Ufa ou Bertelsmann depuis mai 2022, date de création du registre. En septembre 2018, en pleine campagne pour les législatives, Xavier Bettel s’est affiché en compagnie de la famille Mohn à Gütersloh, bastion de Bertelsmann. Un avenant à la convention a alors été signé (publié sur le site du SMC, il n’indique pas de lieu de signature) pour inclure des critères de service public pour les activités digitales de RTL. L’avenant et les accords sont paraphés par le président de CLT-Ufa : Jean-Louis Schiltz. Les anciens ministres de tutelle siègent à la tête de l’instance stratégique : l’avocat a succédé à Jacques Santer en 2017.

Par ailleurs, le Luxembourg est le seul pays de l’UE où le gouvernement statue sur l’octroi de licences de diffusion. Ainsi, le Grand-Duché a toujours été prompt à livrer les licences internationales, mais a toujours protégé RTL au niveau national. Le rachat par l’État à prix d’or de la Villa Louvigny, la prise en charge de l’orchestre philharmonique, la cession à vil prix de cinq hectares au Kirchberg, la conversion des terrains en zone mixte sont autant de cadeaux offerts au groupe pour asseoir son ancrage luxembourgeois, garanti jusqu’en 2030 dans un accord confidentiel signé en mars 2017. La dernière convention de service public ne limite en outre pas les recettes publicitaires des médias de RTL (contrairement aux textes de 1995 et 2002), notamment la radio ou le digital, en concurrence directe avec des acteurs nationaux privés. Comme les éditeurs l’ont déjà fait remarquer au ministère de tutelle, le prestataire de la mission de service public siphonne le marché publicitaire grâce à sa position dominante. Le courrier est resté lettre morte.

Les dernières signatures des contrats de concession des fréquences ou des conventions pour la mission de service publique attestent de la volonté de passer outre l’onction démocratique. En janvier 1995, le Premier ministre Jacques Santer avait accéléré les négociations avec CLT-Ufa pour signer l’accord avant de s’envoler, quelques jours plus tard, pour Bruxelles où il allait endosser sa fonction de président de la Commission européenne. Le chrétien-social présidera CLT-Ufa de 2004 à 2017 et négociera ensuite avec le gouvernement luxembourgeois. La convention 2021-2023 a été signée en mars 2017 par l’intéressé, quelques jours avant l’inauguration de RTL City. La mission de service public a alors été prolongée pour trois ans, jusqu’à fin 2023, la concession des fréquences jusqu’en 2030. La nouvelle grille financière pour la prestation d’une mission de service public jusqu’à fin 2030 a été signée en juin 2022. Dans les programmes électoraux de 2018, seul le LSAP s’est prononcé sur la mission de service public conférée à RTL. Le parti socialiste (qui est aussi, via son ministre Robert Krieps, à l’origine de la radio socioculturelle) plaide traditionnellement en faveur de la création d’une chaîne de télévision publique. Dans leurs programmes, le DP, le CSV et Déi Gréng soutiennent le pluralisme de la presse, mais ne proposent rien en matière de service public.

Le 14 juillet 2020, lors du débat d’orientation sur le service public dans les médias, le ministre de tutelle, Xavier Bettel, s’est félicité de discuter du sujet « en toute sérénité » à la Chambre. Le ministre des Communications a introduit les débats en se prétendant « agnostique ». Puis il a multiplié les postures, sans être contredit par les principales fractions. « D’Press ass wichteg. » La redevance n’est pas une option. La langue luxembourgeoise doit rester la « langue d’intégration », mais les cinquante pour cent de non-Luxembourgeois doivent pouvoir s’informer dans une autre langue. Les politiques ne doivent pas juger de la qualité journalistique. Xavier Bettel a reconnu l’intérêt de la prévisibilité, pour l’État et les entreprises concernées… puis il a plaidé pour une prolongation de la convention avec RTL. La convention consécutive signée en juin 2022 (et pour la première fois publiée en ligne) compte dix pages de cahier des charges pour la conduite des programmes. Du 1er janvier 2024 au 31 décembre 2030, en contrepartie de la réalisation de la mission de service public par CLT-Ufa, l’État assume le découvert de la TV, de la radio (encore profitable) et des activités digitales. La participation étatique restera « en tout état de cause » inférieure à quinze millions d’euros. Ce qui est toutefois moitié plus que la convention précédente, eu égard à la dévalorisation des fréquences mises à disposition par l’État.

Les quinze mois à disposition entre le 1er octobre 2029 (date butoir pour ouvrir des négociations) et le 31 décembre 2030 (échéance de la mission de service public pour l’opérateur privé) ne suffiront pas à préparer un après-RTL. Le groupe média anticipe traditionnellement la négociation des contrats plusieurs années avant leur échéance. Deux scénarios se présentent : Soit les discussions sont entamées durant la prochaine législature. Soit le prochain législateur doit mener une stratégie de remplacement à l’opérateur commercial qu’est RTL. Il revient donc aux partis de se positionner dans les prochains mois pour que les citoyens votent, pour une fois, en conscience. « Une fusion avec 100,7 serait une piste », estime Sven Clement, l’un des seuls hommes politiques à avoir accepté de s’exprimer. « Si RTL n’est plus candidat, alors c’est la voix logique, car je ne vois pas d’ autre candidat », poursuit-il. Pourtant deux consortiums ont déjà fait des offres pour reprendre les activités luxembourgeoises : des investisseurs réunis autour d’Alain Berwick, l’ancien directeur général (d’Land, 2.04.2021), ainsi que le groupe d’origine serbe United Media, représenté par Carlo Rock (d’Land, 9.7.2021)

Dans une prise de position au Wort le 7 mai, la présidente du parti socialiste et ancienne journaliste chez RTL Radio, Francine Closener, rappelle le soutien apporté par le LSAP à cette convention. « Einerseits, damit es überhaupt Nachrichten in luxemburgischer Sprache im Fernsehen gibt. Andererseits aber auch, weil gut funktionierende Medien für eine demokratische Gesellschaft unabdingbar sind », écrit l’élue de la circonscription Centre. Mais elle précise qu’il est peu probable que la convention soit prolongée après 2030. Les fréquences ne vaudront plus un clou. Une alternative à RTL existe pour Francine Closener : « Eine Erweiterung des 100komma7 in die Fernsehsparte ist für uns denkbar, aber kein Must. » Des coopérations avec des chaînes publiques de la Grande Région peuvent être envisagées. La convention en vigueur prévoit d’ores et déjà la possibilité pour l’État de reprendre les installations techniques. « Mais à quel prix ? », interroge Sven Clement. L’intéressé estime que reprendre un service public TV coûterait au moins 35 ou quarante millions d’euros par an à l’État. La durée qui nous sépare de la fin de la convention peut servir à préparer l’après RTL.

Pierre Sorlut
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