Il y a ce que le journaliste montre : la trajectoire Vu Meespelt an den Jihad (c’est le titre du reportage) de Steve Duarte, né au Luxembourg en février 1987 et de nationalité portugaise, parti en Syrie – « pour étudier la religion », selon ses dires – en 2014 et placé en détention par les forces kurdes à Baghouz en février 2019. Le reportage de Petz Bartz, avec l’interview, en luxembourgeois, du prisonnier a été diffusé sur RTL voilà deux ans, en septembre 2019.
Il y a ce que le dramaturge fait de cette histoire : une pièce documentaire à deux voix qui s’entrecroisent pour raconter le voyage du journaliste, le contexte géopolitique, la rencontre avec Duarte. Mais dans la pièce Terres arides, Ian De Toffoli élargit le débat. L’auteur demande où et comment juger ces Européens qui ont rejoint l’État islamique à des degrés divers, avec plus ou moins de sang sur les mains. Emprisonnés au milieu de nulle part, ils risquent une rapide exécution, sans véritable procès. Il n’a volontairement donné de nom ni au journaliste ni au prisonnier, « pour rendre le propos plus universel. » La première de la pièce, coproduite par le Théâtre de Centaure et le Kinneksbond, a eu lieu en janvier (d’Land 29.01.2021). Ce samedi, à la date symbolique du 11 septembre, elle sera reprise à l’Atelier, salle de concert qui invite le théâtre pour la première fois sur sa scène.
Petz Bartz et Ian De Toffoli se sont rencontrés dans un dîner, peu après la diffusion du reportage. L’auteur a recontacté le journaliste pour qu’il lui raconte tout le périple en vue d’écrire une pièce documentaire. « Ce récit me paraissait symbolique et emblématique de ce qui est arrivé dans beaucoup de pays d’Europe : des jeunes souvent au bas de l’échelle sociale, partent dans l’espoir d’une vie meilleure où ils ne seront plus les oppressés, mais ils feront partie des décideurs, des dominants. Ce qui m’a interpellé, c’est que même ce micro pays qu’est le Luxembourg, où on pense que tout va bien, ce malaise nous touche aussi. Il y a une fissure dans la belle image. »
Dans l’interview – qui n’est pas un interrogatoire ou un procès, qui se déroule sans avocat, mais en présence de deux membres des services secrets kurdes (qui ont enregistré l’entretien) – Duarte, comme d’autres prisonniers européens, se défend d’avoir mené des combats ou des exécutions. Les services kurdes, ainsi que leurs homologues portugais, considèrent cependant qu’il existe des preuves que Duarte a participé à une exécution à Mossoul, en Irak, en janvier 2016. La pièce nous informe « l’envie de réaliser ce reportage vient avant tout d’une certaine indignation dont est saisi le journaliste. Il se dit que même un combattant de Daesh, à 4 000 kilomètres du Luxembourg, (…) même lui a des droits que la politique et la justice ne peuvent pas simplement ignorer ».
Difficile pour le journaliste de communiquer ce message. Sa position lui impose de relater les faits, pas de les interpréter. « Les téléspectateurs sont intéressés par l’histoire de ce gars de Meispelt, mais pas par le fond de la question du sort des prisonniers », suppose le journaliste. « À l’inverse, dans la pièce, le voyage du reporter sert d’outil pour faire entendre ces questions », complète l’auteur. C’est dans la pièce que la réaction du ministre des Affaires étrangères est pointée du doigt : « dans un entretien donné à RTL en septembre 2019, il répond ‘si on rejoint les crétins de l’EI, c’est comme si on se portait volontaire pour être gardien dans un camp de concentration’. En gros, ça veut dire : On ne peut rien pour ce type. Ou, autrement dit : Qu’on le laisse là-bas chez les Kurdes, c’est leur problème. Bon débarras, quoi. » « Le théâtre continue, là où le journalisme s’arrête », plaide Ian De Toffoli qui sait que son approche a fait débat : « Il y a eu beaucoup de réactions, beaucoup de discussions et ça m’importe que mon théâtre serve à ça ». Lors de la première, la ministre de la Justice était présente, même si c’était en tant que ministre de la Culture. « À la fin de la représentation, elle m’a dit ‘tu as fait tes devoirs’, façon de dire qu’elle devait maintenant faire les siens », se souvient l’auteur.
« Depuis mon reportage, la situation n’a pas changé, si ce n’est que les prisons et leurs prisonniers ont été déplacés vers l’intérieur de la Syrie. Certains pays rapatrient les femmes et les enfants, parfois en leur retirant leur nationalité quitte à en faire des apatrides. Mais le sort des hommes prisonniers n’est pas réglé et embête tout le monde », souligne Petz Bartz qui a eu des contacts avec son fixer (l’entremetteur, qui, sur place, a organisé et planifié le voyage, les moyens de transport, les lieux de séjour, les autorisations et les traductions), il y a à peine un mois. La perspective d’un tribunal international n’est plus évoquée, la région autonome kurde dans laquelle Duarte est détenu n’est pas reconnue internationalement comme un État. Ni le Luxembourg ni le Portugal, ni les autres pays européens n’ont donc de partenaire de négociation légal. « Les Kurdes se battent pour trouver une solution et la communauté internationale ne semble guère intéressée à en trouver une », dit la pièce. « Le sort de ces prisonniers devrait pourtant inquiéter l’Europe, d’un point de vue des droits humains d’abord, mais aussi parce qu’ils pourraient redevenir actifs s’ils venaient à être libéré ou à s’évader. Des cellules se reforment dans les villes du nord-est de la Syrie et en Irak et les armes sont toujours là. La situation sécuritaire s’est plutôt dégradée », nous informe le journaliste.
C’est pour cela qu’il est heureux de voir la scène s’emparer de son récit : « un reportage, ça n’a qu’un temps, c’est de la télé, où une actualité chasse l’autre. Le théâtre lui donne une nouvelle dimension et permet de relancer le débat, à chaque représentation. » Petz Bartz et Ian De Toffoli espèrent que la reprise de ce samedi sera l’occasion de remettre le sujet sur la table. « J’ai été déçu par le peu de suites après la diffusion du reportage. On sent les politiques gênés par ces questions, ils préfèrent mettre ça sous le tapis en se disant sans doute que ce n’est qu’une seule personne, qui a entre temps perdu son statut de résident luxembourgeois… » Quand il était sur place, les Kurdes lui avaient d’ailleurs confirmé qu’aucun officiel luxembourgeois, ni aucun avocat n’avait pris contact avec Steve Duarte. Ce qui n’est pourtant pas si difficile puisque le journaliste l’a fait.
« Je pense qu’il y a certaines craintes et que c’est pour cela que les choses n’avancent pas ou du moins qu’on ne communique pas sur le sujet. Il y a toujours un mandat d’arrêt contre Duarte qui permettrait de l’arrêter s’il sortait de sa prison. Ce qui n’est pas la même chose qu’une demande d’extradition. Mais s’il devait revenir au Luxembourg, si un procès pouvait s’y tenir, s’il était en cellule à Schrassig… Sommes nous capable de l’encadrer ? N’y a-t-il pas un risque qu’il soit la cible d’un commando pour venir le libérer ? Qu’il fasse du prosélytisme ? », avance Petz Bartz.
Il continue à s’intéresser au sujet et pense que l’on sous-estime la place qu’à encore l’État islamique. Il s’intéresse aux recruteurs, notamment en Belgique et en France qui sévissent encore, au sort des femmes et des enfants, mais aussi aux parents (il a eu l’occasion de parler, pas d’interviewer, avec la mère de Steve Duarte, un an après) de ceux qui sont partis, aux rapatriements dans certains pays… « Je n’ai pas d’agenda caché qui serait de le faire revenir au Luxembourg, mais je tiens à ce que la question continue à être posée. » Par rapport à d’autres reportages, d’autres dossiers, d’autres situations, il pointe « ce sont là des crises ponctuelles ou des situations qui évoluent, même si c’est sur des temps longs. Ici, ce sujet ce n’est pas de parler d’une crise en Syrie, mais d’une crise chez nous », conclut-il.
Une seule balle, une seule prise
Les coulisses du voyage et du tournage de Petz Bartz sont évoquées dans la pièce qui revient sur la décision du journaliste d’y aller « quand même », quand la direction de RTL pointe les dangers (notamment d’être kidnappé) qui entourent ce projet et lui refuse son aval. Il nous précise : « en tant que journaliste indépendant, j’ai fait le choix d’assumer ces risques et de financer, comme une société de production, ce déplacement pour vendre ensuite le reportage. » A posteriori, le journaliste ne considère pas ce déplacement comme « le plus dangereux ou le plus difficile » – il a été sur des terrains plus exposés en Somalie, au Sud-Soudan ou en Afghanistan. « En me lançant, je n’ai pas vraiment pensé aux risques ou aux conséquences. Mais j’ai travaillé pendant deux mois en amont pour prendre toutes les précautions possibles et blinder les préparatifs, notamment avec le fixer. »
Ne pouvant pas assumer pour d’autres, ni financièrement ni par rapport à la sécurité, Petz Bartz a décidé de partir seul, sans caméraman. Et c’était ça son plus grand défi. « Le plus difficile était de devoir gérer tous les aspects logistiques et techniques dans le contexte délicat de déplacements discrets, de rapidité d’action, de créneaux autorisés... qui ne ressemble en rien à un reportage au Luxembourg. » Il craignait plus de ne pas ramener les bonnes images que d’être pris pour cible : « Je n’aurais pas pu dire, je vais bien, mais je n’ai pas l’interview ».
Il utilise une métaphore militaire : « Tu n’as qu’une balle, il faut bien viser. Autrement dit, on n’a qu’une chance, on ne peut pas refaire la prise. » Seul, on est plus vite déconcentré car on doit être attentif à plus de choses « il faut faire gaffe à tout, j’y pensais la nuit avant le tournage pour ne rien oublier. »
Quand tous les aspects sont bien préparés, le journaliste se dit « en mode automatique, sans penser à ce qui pourrait arriver ». Ce n’est qu’après, de retour en Irak qu’il a pu repenser aux moments difficiles, aux dangers rencontrés qui sont d’ailleurs racontés dans la pièce. « J’étais quand même un peu tremblant ».