Alors que l’opposition au nucléaire a longtemps été le fer de lance de l’écologie politique, le nucléaire est désormais labellisé « énergie de transition » par la Commission européenne, sous prétexte de son émission moindre en CO2, promesse de respect des objectifs climatiques. Cette révision taxinomique montre la porosité des frontières entre écologie et nucléaire, que la guerre en Ukraine est venue accentuer de manière tragique. D’une part, les attaques des centrales nucléaires de Tchernobyl et de Zaporijjia, respectivement en février et en mars 2022, montrent que l’occupation de centrales civiles sert à des fins de pression militaire. D’autre part, le conflit international engendré par l’invasion russe a vu l’apparition de concepts tels que « guerre énergétique » voire « écologie de guerre » qui font de la réduction de l’approvisionnement et de la consommation en ressources naturelles, argument jusque-là écologique, un moyen de faire pression sur un État belligérant.
Le nucléaire peut être qualifié d’« hyperobjet »1. Forgé par le philosophe Timothy Morton, ce terme désigne un objet aux origines et effets multidimensionnels, allant du biologique au culturel, et dont les échelles spatiotemporelles dépassent, parfois de loin, celles de l’humain. L’hyperobjet est « visqueux », nous dit Morton : il colle à tout et pénètre tout, l’environnement physique comme les corps, la matière comme l’immatériel. Et l’imaginaire littéraire ne fait pas exception. Relevant parfois des préoccupations des écrivain·e·s – comme le suggère l’épigraphe du roman Luxembourg Zone rouge de Pierre Decock (Op der Lay, 2019) : « Les événements relatés dans ce roman sont imaginaires. L’industrie française du nucléaire est persuadée que jamais ils ne surviendront. L’auteur se contente de l’espérer » –, la catastrophe nucléaire interroge aussi le travail de l’écriture même : Comment décrire, comment imaginer et comment faire ressentir l’incommensurabilité d’un tel désastre ? Cette réflexion poétique est au cœur du recueil Mars d’Hélène Tyroff (Éditions Phi, 2014) qui interroge la perception de la double catastrophe naturelle et nucléaire ayant frappé Fukushima en mars 2011.
Écrire la catastrophe nucléaire au Luxembourg
L’étude culturelle des textes littéraires cherche à relever les récits et les images, plus ou moins spécifiques à un contexte donné. Ceux-ci influencent les représentations d’événements pourtant perçus comme inédits, comme une guerre nucléaire ou l’effondrement des écosystèmes. Face à de nouveaux défis, nous ne réinventons donc pas nécessairement nos modes de pensée, de langage et d’action, mais nous réutilisons les outils déjà à notre disposition. Les expressions « apocalypse nucléaire » ou « holocauste nucléaire » imaginent ainsi cette catastrophe à partir de références textuelles et historiques partagées par le plus grand nombre : la Bible et la Shoah. Plus une œuvre s’ancre dans un contexte précis, plus cette caractéristique semble manifeste. En témoignent les caricatures parues dans Cartoons Contra Cattenom, éditées par Roger Leiner et Guy Rewenig (Oeko-Fonds, 1986), qui mettent volontiers l’accent sur la petite taille du Luxembourg, trait d’auto-représentation qui définit systématiquement l’opposition aux grandes puissances nationales voisines ou aux géants énergétiques.
Les textes d’Hélène Tyrtoff et de Pierre Decock tournent autour de l’explosion d’une centrale nucléaire – réelle pour le premier et fictive pour le second. Outre ce thème commun, ils se révèlent fort différents, tant formellement que dans leur manière de décrire l’évènement. Commençons par le plus récent : le roman francophone Luxembourg Zone rouge imagine un accident majeur à la centrale nucléaire française de « Mortange » située à quelques kilomètres de la frontière luxembourgeoise. S’il s’agit d’un lieu fictif, dont le toponyme fort symbolique se construit à partir de la base « mort » et du suffixe « -ange », commun à de nombreuses villes du bassin minier de la région (Hayange, Dudelange…), on relie aisément le lieu littéraire au référent réel qu’est la centrale de Cattenom, d’autant plus que le livre fournit des indications univoques (p. 97).
Le protagoniste du roman, au nom typiquement luxembourgeois, Mike Olinger, est âgé d’une vingtaine d’années, comme le suggèrent ses souvenirs de la « grande catastrophe » (p. 9) qui a eu lieu quinze ans auparavant, alors qu’il était encore en maternelle. Comme de nombreux Luxembourgeois·es, Mike et sa famille, hormis son père qui décède des suites de l’exposition aux radiations, vivent dans un camp de réfugiés dans la Marne : « Le pays lulu en terre étrangère. Une réserve d’Indiens où nous sommes parqués, généreusement hébergés par un État français pris de remords. » (Id.) Pour honorer une promesse faite au chevet de son père, Mike entreprend un long voyage à travers le Luxembourg, devenu zone contaminée et interdite, à la recherche de son village natal et de son ancien domicile familial, où il déniche des documents secrets prouvant la responsabilité du gouvernement français. Le trajet pédestre de Mike structure le roman dont la plupart des chapitres portent comme titres les noms des villes traversées par le protagoniste ainsi que le nombre d’habitants avant l’évacuation (par exemple « Differdange – 25000 habitants », p. 19). Toponymes et chiffres contrastent ainsi avec la description désolée des territoires abandonnés.
Le roman se distingue par la relocalisation du désastre nucléaire dans le contexte géographique et culturel de l’auteur et de (la plupart de) ses lecteur·rice·s : Xe qui est arrivé à Tchernobyl ou à Fukushima est imaginé avoir lieu au Luxembourg. En résulte la mise en garde, somme toute assez didactique, que le risque peut surgir partout et à n’importe quel moment : « Quand je pense que tout cela aurait pu être évité. Si les responsables n’étaient pas restés sourds aux nombreuses mises en garde et s’ils avaient tiré les enseignements des catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima. Les signes annonciateurs pourtant avaient été nombreux » (p. 97). En facilitant ainsi l’identification, le texte cherche à augmenter l’engagement affectif des lecteur·rice·s confronté·e·s à une catastrophe touchant leur propre cadre quotidien. De plus, la relocalisation fictionnelle des catastrophes historiques transforme la fonction mémorielle de la littérature en fonction préventive : non contente de raconter les catastrophes passées, la littérature anticipe le sort réservé à d’autres populations. Dans le cas présent, le roman inscrit fictivement le Luxembourg dans l’histoire mondiale des catastrophes nucléaires. Il dégage des motifs presque universels, comme les risques pour l’environnement et la santé, mais aussi les mensonges des autorités ou encore l’impuissance individuelle.
À l’inverse, en imaginant l’explosion de Mortange/Cattenom, le texte met au jour les particularités culturelles propres au territoire et à sa population, à l’instar de l’exiguïté du pays qui signifie une possible éradication du territoire, de sa population et de sa culture. Ce scénario est aussi à l’affiche de la récente docufiction An zéro : Comment le Luxembourg a disparu (réal. Julien Becker et Myriam T[onelotto], Skill Lab et NDR, 2021) qui dépeint les multiples conséquences et les réparations impossibles à la suite d’un incident majeur à la centrale nucléaire de Cattenom. Texte et film soulignent l’attachement des protagonistes à leur terre natale (que Mike ne connaît pourtant quasiment pas) et qui prend des proportions religieuses : « Normal qu’à mon âge je tienne à revoir mon pays natal. Ou du moins ce qu’il en reste. Un pèlerinage en quelque sorte » (p. 10). Les œuvres illustrent ainsi « l’expérience de perte de patrie ou de chez-soi (Heimatverlust) qui accompagne et structure l’imaginaire apocalyptique. »2 Un détail intéressant dans le roman de Pierre Decock est d’ailleurs la préparation du voyage de Mike qui se dote d’un guide touristique afin d’arpenter le pays : « Le Luxembourg du début des années 2000. Un document historique, une pièce de musée, une vue idyllique et colorée où les petites villes et modestes villages alternent avec les champs et forêts… que reste-t-il de ce charmant pays ? » (p. 12). Le roman confronte ainsi systématiquement les représentations du Grand-Duché aux paysages postapocalyptiques qu’observe le protagoniste, comme ces deux descriptions de Luxembourg ville :
« Mais voilà déjà Luxembourg. Une riche cité qui fut en son temps la capitale de mon pays natal. Une ville faite de ponts, de parcs et de vallées, où les morceaux d’histoire, anciens fortins ou murailles centenaires voisinent avec les immeubles modernes. La lecture de mon guide touristique me laisse rêveur. À l’époque, plusieurs centaines de milliers de personnes y vivaient et travaillaient. […] Un avenir radieux s’annonçait pour tout ce petit monde. Des prévisions de croissance qui suscitaient la jalousie des États voisins et une insolente prospérité dont profitait toute la grande région. Mais en quelques heures tout cela a été réduit à néant. Et quinze ans plus tard, me voici longeant cette ville qui se désagrège lentement. La végétation a tout envahi. Des buissons, des arbres, certains de près de dix mètres ont surgi de terre… une vraie forêt couvre la cité. (p. 28) »
En insistant sur l’ancienne puissance économique du petit pays, le roman met en scène la menace qui, selon Bruno Latour, plane sur les sociétés industrialisées dans le contexte de crise environnementale, à savoir la possible perte de territoire à laquelle furent, dans l’histoire humaine, confrontés les peuples colonisés3. On la retrouve chez Pierre Decock à travers la métaphore de la réserve indienne citée plus haut. La catastrophe nucléaire véhicule ainsi des angoisses partagées avec d’autres récits de désastres, comme la perte du sol, que ce soit à cause d’un affrontement armé ou du changement climatique. La relocalisation anticipative dans le contexte luxembourgeois qu’en propose Pierre Decock résonne donc comme une appropriation : en ramenant l’événement « chez soi », dans son propre contexte géoculturel, le texte peut faciliter l’identification, mais s’intéresse surtout à l’expression des spécificités culturelles d’un territoire et de ses habitants.
Hélène Tyrtoff, poétesse française ayant résidé et publié au Luxembourg, choisit une stratégie qui paraît diamétralement opposée. Au lieu de ramener l’événement à et chez soi, elle le met à distance. Ici, la participation des lecteur·rice·s et la dimension culturelle du récit se nichent dans l’engagement intellectuel et émotionnel dans des histoires éloignées subjectivement et géographiquement. Dans son recueil de poèmes et d’illustrations, Hélène Tyrtoff y décrit le tsunami puis l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima tels qu’ils sont vécus à partir de l’Europe (imagine-t-on), c’est-à-dire par le biais des images médiatiques :
« Un clic et l’image s’affiche plein écran. Une route brune entre des monceaux de débris, pans de murs, de toits
Qui n’a vu cette image depuis mars 2011. Fukushima… et l’histoire se déroule, la côte nord-est du Japon dévastée par tremblement de terre, tsunami et accident nucléaire majeur.
Sur la route brune, une femme penchée sur les décombres, les tonnes de gravats.
Le monde entier la regarde, reconnaît la figure, jeune femme désolée, belle debout dans les ruines, si seule sous nos yeux que la couverture quitterait presque ses épaules, qui seraient nues, comme son visage, vivant fragile, son regard tente mais passe-t-il l’horizon, dos écrasé (p. 7-8). »
On reconnaît dans ces descriptions poétiques la célèbre photographie officieusement appelée « La Pleureuse d’Ishinomaki » ou « La Madone des décombres ». Le recueil se compose donc de descriptions et de développements poétiques à partir des images documentant les événements à destination des yeux du monde entier : « Photos, vidéos, inondent la toile » (p. 10), constate la voix lyrique. Des longues descriptions en prose poétique (p. 27, 36) relatent d’abord le séisme et le tsunami détruisant la terre et tuant ses habitants humains et non humains, puis l’explosion de la centrale :
« Déflagration. Coque de béton soufflée par pression d’hydrogène issu de réacteur surchauffé. Des six unités de la centrale de Fukushima-Daiichi, quatre explosent. Le réacteur numéro trois provoque l’explosion la plus forte, qui s’entend jusqu’à quarante kilomètres.
Le corium, hautement radioactif, magma du cœur fondu, de la masse de combustibles et de débris divers, s’enfoncera inexorablement dans le sol. » (p. 56)
La description poétique lie la catastrophe naturelle et l’accident nucléaire non seulement à cause de leur lien causal, mais aussi en brouillant esthétiquement les images visionnées, remémorées et inventées. Les nombreuses descriptions d’un environnement radioactif que l’on pourrait qualifier de « sublime »4 expriment un éblouissement historiquement réservé à la représentation du cadre naturel. Qualifier ainsi le désastre nucléaire montre, une fois de plus, la manière dont des situations inédites sont décrites grâce à des images et des récits culturellement construits. Dans le poème suivant, le sublime naturel se confond alors avec le sublime atomique, tout comme l’objet représenté – le paysage – se confond avec le support de sa représentation – le tableau et l’écran :
« La senteur est puissante, les nuages saturés, la vapeur se ramasse, se condense, mais rien, toujours un cran avant le soulagement.
Gris le pinceau perce la toile
Écorces noires, détrempées. La pluie goutte sous les branches, se divise, compas d’aiguille, chute en fouillis. Colle et tremble un insecte.
Poser le pied pas à pas entre les flaques à bout de distance.
La forêt luit, un tremblement, anamorphoses de verts, jaunes, souveraine étrangeté de phosphore dans mes yeux qui savent. Plus la situation s’aggrave plus elle devient irréelle. Il suffira de rester là et regarder les vagues des saisons dans leur splendeur gigantesque. » (p. 61)
L’originalité de Mars réside aussi dans la manière dont se greffe, à la description d’une incommensurabilité plurielle – incommensurabilité de la catastrophe naturelle, de l’accident nucléaire, mais aussi causée par la distance médiatique –, un récit intime d’adultère imaginé par l’auteure :
« Séismes, question d’échelle. Et secousses, répliques, dommages collatéraux, effets secondaires à court comme à long terme.
Une femme dans les ruines, les tonnes de gravats.
La couverture glisse sur ses épaules.
Penchée sur les décombres, elle cherche son mari pudiquement enseveli dans le corps de sa maîtresse. Cruelle discrétion. Tu n’auras plus rien d’eux, mais dans le glas de ta poitrine, lui est à jamais enfoui en elle, leur sexe intact.
Tu l’entends, elle gémit, une note vierge, inconnue, le la d’où tirer la gamme de sa voix jusqu’aux fréquences obscènes. » (p. 11-12)
Le bouleversement intérieur reflète ainsi le tremblement terrestre, les larmes la vague destructrice, le chagrin enfoui les imperceptibles mais mortelles radiations. Dans un mélange volontairement dérangeant d’esthétisme et de voyeurisme, le recueil part à la recherche d’une intensité capable de faire écho au caractère inénarrable de la catastrophe, dans une vaine tentative de réduire les écarts (culturels, géographiques, médiatiques, mais aussi cognitifs et affectifs) entre les événements et leur perception. Son échec est signifié par la déstructuration progressive de la forme syntaxique et de la langue poétique, « une écriture qui devient au fil des pages de plus en plus torturée jusqu’à une quasi-illisibilité»5 :
« hantement ahon lames et sons sifflés haut sous feuilles aphones
ciel voilé noir ma cornée encornée d’elle et lui
où la paupière pour ma nuit. » (p. 71)
Le recueil ne se contente pas de brouiller les frontières géographiques et culturelles : la notion même de sujet humain est problématisée. En effet, chez Tyrtoff, la déconstruction du sujet se fait d’abord à travers un brouillage des frontières entre corps et environnement, entre masculin et féminin, entre humain et animal, ainsi qu’entre vivant et non vivant :
« Chaos, sillonné de pelleteuses, hélicoptères, véhicules tout-terrain. Il faut déblayer, trier, secourir.
Et dégager les corps, les restes, à la pelle, à la main. Lister, compter, identifier. Entreposer, incinérer. Les crématoriums n’y suffisent plus, on brûle parfois les corps en plein champ ou sur les restes des maisons utilisées comme combustible.
Les cimetières sont noyés dans les débris. Des voitures et des bateaux s’encastrent dans les tombes.
La vallée se vide. Ce qui reste des récoltes séchera sur pied. Le bétail mugit affamé assoiffé.
Colonisation du territoire, du vivant, par césium 134 et 137, iode 131, plutonium, zirconium, tritium, strontium, MOX… » (p. 9, 80)
Enfin, c’est la dissolution des frontières entre biographies réelles et destins inventés, par le biais de la subjectivité de la poétesse, qui remplit le vide de l’anonymat des personnes aperçues sur les écrans, déconstruisant et reconstruisant les sujets humains.
La comparaison de ces deux textes que seule leur thématique commune semble a priori lier interroge aussi la manière dont deux formes littéraires différentes permettent de représenter la catastrophe nucléaire. Là où la prose romanesque de Pierre Decock tente de cerner l’étrangeté de l’environnement radioactif, le vers et la prose poétiques d’Hélène Tyrtoff expriment plutôt une sidération face aux spectacles contemplés. En résultent deux stratégies apparemment contraires pour combler l’écart temporel entre histoire et futur, pour articuler les échelles géographiques locale et globale, et pour représenter les différences culturelles entre les populations touchées par la catastrophe et le regard de celles et ceux qui ont encore le privilège de s’imaginer dans de telles situations : si le roman de Pierre Decock transpose l’événement dans un cadre familier, le recueil poétique d’Hélène Tyrtoff laisse béant un écart que l’écriture exacerbe plutôt que comble. Or, les visées demeurent les mêmes : individus et collectivités sont représentés face aux désastres écologiques et nucléaires comme des êtres liés à d’autres destins individuels et collectifs, confrontés à des événements qui révèlent leurs identités emmêlées avec leur environnement naturel et culturel.