Toussaint

d'Lëtzebuerger Land du 03.11.2017

En théorie, cette semaine, c’était notre fête à tous. Mercredi les vivants, jeudi les morts. Tous ceux qui portent un prénom, soit environ cent pour cent de la population, les Pit, les Jhemp, les Josy, les Brandon et même les Donald et les Kim-Jong – une fois n’est pas coutume – étaient à l’honneur. Une consultation des listes de l’état civil au fil des années montre de façon assez certaine l’étendue relativement limitée de notre créativité, quand vient l’heure de donner un nom à ce qui restera comme la plus importante création de beaucoup d’entre nous, simples mortels, dont le passage sur terre semble simplement destiné à prolonger l’espèce et non à laisser comme trace une œuvre immortelle. C’est ainsi que les Nicolas, Olivier, Stéphanie et Marie d’il y a trente ans ont donné naissance à des Lucas, Noah, Eva, Léa ou Mia d’aujourd’hui. S’il ne fallait garder qu’une seule raison objective à ces choix, on pourra constater que les prénoms courts coûtent moins cher pour le tatouage sur le bras, et y prennent moins de place, qu’un bon vieux « Jean-Christophe » des années 80, époque bénie où le prix de la gourmette n’était pas indexé sur le nombre de lettres. De toute façon, quoi que vous fassiez, vous risquez que la prochaine tempête tropicale soit baptisée du nom de vos enfants par de perfides météorologues travaillant à l’institut de météorologie de Berlin, ou des clients de celui-ci, prêts à payer pour sponsoriser le nom de leur choix.

S’il est facile de se moquer du manque d’imagination des parents, on pourra toutefois constater que l’art de nommer les choses est assez inégalement maîtrisé, même parmi les professionnels. Le premier exemple qui vient à l’esprit de quiconque a déjà essayé de demander à un vendeur où se trouvaient les chaises « Fjällberget » est, bien entendu, le meuble Ikea. Non contente d’imposer à ses clients des heures de torture à essayer de comprendre des notices de montage où il faut différencier deux pièces quasiment identiques à la largeur des trous pratiqués sur une de leurs tranches, la firme suédoise s’est rendue célèbre par son raffinement dans la cruauté en baptisant l’ensemble de ses créations de noms absolument imprononçables à quiconque n’a pas étudié le suédois langue vivante 2 au lycée (autant dire : sept milliards de personnes, d’après les dernières projections de l’Onu). Il faut croire que les designers scandinaves sont payés en fonction des points que rapporterait leur composition au scrabble : 10 points pour un K, J, W, Z ; 8 points pour un Ø, Å, Ö, etc. Enfin, c’est toujours mieux de pouvoir appeler sa bibliothèque « Billy » et son buffet « Malm » que de retenir un numéro à six chiffres en guise de référence. Les célibataires se sentent peut-être moins seuls lorsqu’ils déjeunent en face de « Martin », « Teodores », « Nils » ou « Sofia ». Utiliser des noms, c’est d’ailleurs assez irrationnel. Les Américains ne s’y trompent pas, eux qui se contentent de numéroter les rues et les avenues, quand nos élus se creusent la cervelle avec ces questions existentielles.

Comment baptiser les rues semble, en effet, une démarche ardue, surtout dans notre pays où des quartiers entiers sortent de terre du jour au lendemain (ou presque). L’option « célébrités » semble revenue à la mode, après l’insipide et très politiquement correcte tendance des noms de végétaux en vigueur lors de l’urbanisation du Kirchberg (« allée des poiriers », « rue des muguets », « allée des charmes », « rue de la lavande », « rue des lilas », « rue des marguerites »…) ou des styles de musique qui émaillent le quartier de la Rockhal à Esch (« avenue du blues », « boulevard du jazz », « avenue du rock’n roll », « avenue du swing »…). Au Ban de Gasperich, on aurait pu faire dans le second degré, et avoir une « rue du dollar », « rue de la livre sterling », voire une « avenue du ruling » ou une « allée du consulting », mais on est allé chercher dans la personnalité scientifique. La future topographie fait penser à un campus d’université : « rue Charles Darwin », « rue Albert Einstein », « rue Leonardo da Vinci », « rue Isaac Newton », « rue Gerhard Mercator » mais aussi, égalité des sexes oblige, « rue Rosalind Franklin » (biologiste moléculaire, à ne pas confondre avec Benjamin, l’inventeur du paratonnerre, dont la rue est, bizarrement, de l’autre côté de Gasperich, au milieu des rues dédiées aux musiciens) et « rue Lise Meitner » (physicienne renommée pour ses travaux sur la radioactivité nucléaire). Pas de chance, Marie Curie avait déjà une rue dans la capitale, partagée avec son mari. Ceci dit, les noms des rues se complètent souvent du nom des résidences, choisies avec le plus grand soin par des promoteurs immobiliers dont la plupart, visiblement, ne risquent pas de périr étouffés par leur complexe d’infériorité : « Zénith 21 », « Infinity Living », « Soho London », « The Regent », ni par leur originalité : « Anémone », « Bleuet », « Amandier », « Aubépines », « Laurier » (tiens, des noms de végétaux !), « Bizet », « Haydn » (ça alors, des noms de musiciens !!)

Mais les plus forts, dans le « naming » comme ailleurs, ça reste les géants de l’alimentation. Baptiser « Tendercrisp guacamole » un sandwich chez Burger King, « Chocolat Java Chip Frappuccino » un café glacé chez Starbucks, « Dharkan » une dosette de café chez Nestlé, « California Dream » une boîte de sushi chez Sushi Shop. Ça met tout de suite la barre assez haut quand vous entrez dans une boutique et que vous maîtrisez la langue locale. Genre, « je connais le fils du patron, je l’appelle par son prénom ». Tellement beau que même les versions du logiciel Androïd pour smartphone sont maintenant baptisées d’un nom de friandise (Kit-kat, Lollipop, Marshmallow, Nougat, Oreo…)

Après, de là à baptiser votre fille « Sugar Crispy », cela mérite tout de même réflexion.

Cyril B.
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