Bande dessinée

Dernière case avant le grand départ

d'Lëtzebuerger Land du 16.06.2023

Ses illustrations tirées du Look Book sont devenues culte et ont rapidement quitté la vie rangée des bouquins brochés pour celle incontrôlable des réseaux sociaux. Avec un dessin, quelques descriptions décalées et quelques gros mots bien placés, Éric Salch y réussit une critique rare de notre société de consommation. Mais le dessinateur a depuis longtemps prouvé qu’il savait également raconter des histoires. L’an dernier il sortait son adaptation parodique et en phylactères des Misérables de Victor Hugo (chez Glénat) ainsi que Stupide mâle blanc (Les Requins marteaux). Cette année, il est de retour chez Dargaud pour un nouveau projet qui secoue : Résidence autonomie.

« Les résidences autonomie dépendent des collectivités territoriales, elles ne sont pas là pour faire des bénéfices. C’est un service public payant, ce qui devrait être le cas de tous les corps de métier touchant un public vulnérable (handicapés, vieux, petite enfance, pompes funèbres…) », nous explique l’auteur en introduction à son ouvrage de 176 pages. En d’autres termes, peut-on lire plus loin dans l’album, c’est la dernière étape avant l’Ephad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) ou, selon l’évolution de chacun, avant le cimetière. Dans la résidence autonomie, les résidents, pour ne pas dire les vieux, sont censés être, comme le nom l’indique, autonomes. Mais on comprend vite en lisant le récit de Salch, que cette indépendance, si elle est effective pour certains, elle est toute relative pour la plupart des séniors en question.

Pour explorer tous les coins et les recoins de cet univers en vase clos, l’auteur suit Marc H., un de ses véritables amis dans la vie, qui a été jeté dans cet océan de problèmes à régler et de relations à gérer à la suite d’un entretien avec Pôle Emploi. « Me voilà avec mon petit chariot… », dit-il dans la première case. « Pôle emploi ne m’avait pas trop posé de questions. J’avais bossé dans le social, apparemment ça suffisait ». Après tout l’offre semble alléchante « Un job cool, deux nuits par semaine à être payé pour dormir », pensait-il. Avec sa jolie blouse blanche, le voici « agent social ». De retour dans l’introduction du bouquin, il précise : « En théorie, mon rôle consiste à accompagner dans leur quotidien les résidents : être à leur écoute et essayer de participer à leur bien-être (ouvrir un courrier, régler leur télé, leur mettre de la musique… ». Et c’est vrai que, sur le papier, ça a l’air sympa. Mais de suite, il redresse le tir : « En réalité, je fais le boulot d’un infirmier » conclut-il.

Le lecteur va suivre Marc pendant un an – il ne tiendra pas plus longtemps au poste – à travers une vingtaine de saynètes. La plupart font une dizaine de pages, la plus longue une vingtaine, la plus courte n’en fait que trois. Ça va de la « formation en doublette », autrement dit les tous premiers jours de Marc dans la résidence avec un autre agent social qui lui montre le métier, à « la couverture » ultime journée en poste quand, après que l’établissement baisse le chauffage à la suite des réductions budgétaires liée à la hausse du gaz, une vieille dame s’est mise à pleurer quand Marc lui a apporté une couverture.

Entre ces deux scènes, on vivra, à travers Marc, le quotidien de ce qu’on appelait jadis simplement une maison de retraite, les bons et les mauvais moments, les relations entre les travailleurs, entre les résidents, entre travailleurs et résidents… Il y a les chouchous, les relous, les vieilles sourdes et les vieux un peu dégueu, les amitiés, les guéguerres, les petites et les grandes engueulades, les petits sourires et les grands fou-rires, les moments d’intimité, les instants de gêne et puis ce manque chronique de moyens pour bien faire les choses, ce manque de reconnaissance, ces demandes incessantes de faire des heures sup non rémunérées ou de remplir des missions pour lesquelles vous n’êtes pas formés. Des histoires certes scénarisées, mais vécues réellement par Marc, assure l’auteur.

Dit comme ça, on pourrait croire à un drame social, un album triste, mais avec Salch on est loin de l’album documentaire. L’humour noir auquel l’auteur nous a habitués lors de ses précédentes publications est plus que jamais présent tout au long de cet album. Malgré un aspect sombre assumé, une grisaille psychologique nullement sous-évaluée – qui resurgit d’ailleurs dans le dessin volontairement cracra et l’utilisation ultra-parcimonieuse de la couleur –, Résidence autonomie est un album clairement humoristique.

Mais que ce soit clair, si l’album est sans concession, jamais il ne se moque des personnes âgées – au contraire, il est plein de tendresse pour eux –, de leurs marottes, de leurs craintes, de la dépendance… Avec Résidence autonomie, on ne rit pas des vieux, mais avec les vieux et si l’auteur est critique, c’est surtout vis-à-vis des familles – totalement absentes du récit – ou des pouvoirs publics qui ne mettent pas les moyens nécessaires pour bien traiter les vieux et les malades. Un album coup de poing qui déride les zygomatiques.

Résidence autonomie d’Éric Salch. Dargaud

Pablo Chimienti
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