Fan de Francis Ford Coppola, et particulièrement de son Apocalypse Now, Florent Silloray lui dédie Un tournage en enfer. Un récit, presque documentaire, sur ce film et ce tournage absolument hors du commun

Au cœur de l’apocalypse

d'Lëtzebuerger Land du 02.06.2023

Apocalypse Now est un de ces films qui a marqué non seulement l’histoire du cinéma, mais aussi la technique et la production audio-visuelle. Un film démesuré, titanesque, à couper le souffle… Le film de Francis Ford Coppola a été tourné dans la jungle philippine du mois de mars 1976 au mois de mai 1977.

Le film, chose rare sinon unique, a connu une version originale, une version « Redux » et une version « Final Cut » sorties respectivement en 1979, 2001 et 2019, et créé à chaque fois un sacré remue-ménage dans le monde du septième art. Aujourd’hui, Apocalypse Now est perçu comme un succès aussi bien commercial – il a rapporté plus de 163 millions de dollars – que critique – lauréat de la Palme d’or cannoise, du Prix Fipresci, des Oscars de la meilleure photo et du meilleur son, du Golden Globe du meilleur réalisateur, du Golden Globe et du Bafta du meilleur acteur dans un second rôle pour Robert Duvall, et de nombreux autres prix internationaux. Et si certains prix sont vite oubliés, on se demande désormais comment ce film de guerre épique et choral n’en a pas reçu plus. D’ailleurs, il est classé parmi les meilleurs films du cinéma américain par l’American Film Institute et est conservé au National Film Registry de la bibliothèque du Congrès des Etats-Unis pour son « importance culturelle historique ou esthétique ».

Beaucoup a déjà été dit, écrit et filmé sur le long-métrage et sur le tournage. Il manquait une bande dessinée à la liste, c’est désormais chose faite avec Un tournage en enfer – Au cœur d’Apocalypse Now, de Florent Silloray (Cooper, un guerrier à Hollywood, Capa - L’étoile filante). Un album format one-shot de 160 pages, dense, réalisé au crayon et extrêmement coloré. Un de ces albums qui demandent du temps de lecture, voire de relecture.

D’autant que la narration, faite de souvenirs et d’anecdotes n’a rien de linaire. L’auteur fait appel à un personnage fictif pour ce récit : Sarah Evans, 26 ans, récemment diplômée ès cinéma de l’université du Sud de la Californie et embauchée par Francis Ford Coppola et sa société de production American Zoetrope qui se retrouve par conséquent attachée de production sur le tournage d’Apocalypse Now. Cependant, sa présence dans l’histoire, ne dépasse pas celle d’une silhouette parlante dans un long-métrage. Elle raconte ses souvenirs, c’est même le fil rouge de tout le récit, elle commente – surtout à travers de nombreuses didascalies –, mais elle n’apparaît finalement que fort rarement à l’image, au point qu’on a bien souvent tendance à l’oublier. C’est surprenant, voire un peu perturbant, sans être pour autant rédhibitoire.

Soyons clair, ce Tournage en enfer – Au cœur d’Apocalypse a probablement autant de défauts que de qualités. Le récit est trop haché. Cela débute le 1er mars 1977 le jour où Martin Sheen, l’interprète du capitaine Benjamin L. Willard, a fait un infarctus qui a failli être fatal au tournage. Ça revient ensuite au 15 avril 1976, puis à l’automne 1975, après encore à l’été 1975, avant de retourner au mois de mai 1976, puis à avril 1977 pour s’offrir un nouveau flashback en mars 1977… C’est ainsi tout le long de l’album. Les dates sont précisées, mais on a tout de même tendance à s’y perdre.

Le dessin, de son côté, au crayon, est assez peu expressif, rappelant, bien souvent un recueil de croquis de voyage. La couleur, bien que très présente, pour rappeler l’omniprésence de la jungle, finit par lasser avec son arc chromatique se limitant trop longtemps au jaune et au vert. Finalement, le principal point d’intérêt de l’album, c’est l’histoire elle-même sur ce film et tout particulièrement ce tournage totalement hors du commun. Des anecdotes, certes, déjà connues par les fans de Coppola et par les spécialistes en histoire du cinéma, à qui Florent Silloray propose de les redécouvrir à travers son prisme d’auteur, en images, certes, mais pas animées dans cette et cette bande dessinée à l’aspect de documentaire.

Pour les autres, pour tous ceux qui, près de 45 ans après, ne savent toujours pas à quel point ce tournage a été dantesque, voilà une belle occasion pour rattraper le temps perdu et se plonger dans cette folle aventure avec : le renvoi du premier Willard, les caprices de stars, les typhons qui ont détruit le plateau de tournage, les maladies tropicales diverses et variées, des scènes avec de véritables prises de risque, le manque de collaboration et corruption du pouvoir local, l’ultra-perfectionnisme qui mènera le réalisateur à tourner chaque scène des dizaines de fois, l’alcool et drogues à gogo parmi l’équipe… De quoi marquer durablement les esprits.

Florent Silloray met tout cela en scène avec la bonne distance, sans complaisance ni jugement. Juste en rappelant cette réalité, mais en rendant également hommage à la vision et à la force de caractère de Coppola qui, malgré ces 18 mois en enfer, l’hypothèque sur sa maison pour boucler le financement (initial, et qui sera finalement quasiment doublé) du film, la pression des producteurs, les problèmes techniques, les nombreux aller retours entre les Philippines et les États-Unis ou l’Europe…

Et bien qu’on n’aurait sincèrement pas aimé se trouver là, ni dans la jungle pendant le tournage ni dans la salle de montage pendant l’année nécessaire pour la postproduction du film, assister à cette folle histoire du septième art, voir en image toutes ces étapes, tous ces obstacles surmontés, toutes les solutions trouvées… participer, même indirectement, à ces grandes scènes mythiques du cinéma – comment oublier cette scène des hélicoptères accompagnés par la Chevauchée des Walkyries de Wagner ou la tirade du colonel Kilgore : « I love the smell of napalm in the morning » ? –, ou encore se sentir aux côtés de Sheen, Brando, George Lucas, Steven Spielberg, est un cadeau magnifique que propose Silloray. Un cadeau, cependant, peut-être finalement moins pensé pour les bédéphiles que pour les cinéphiles. Mais un sacré cadeau tout de même.

Un tournage en enfer - Au cœur d’Apocalypse, de Florent Silloray. Casterman

Pablo Chimienti
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