Peut-on se fier aux enquêtes Polindex publiées par la chaire en études parlementaires ?

Trendsetter

Philippe Poirier, le titulaire de la chaire en études parlementaires, ce mardi à la Chambre des députés
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 28.02.2025

Présenter en février 2025 un sondage réalisé en mai 2024, voilà qui crée une impression de déphasage. La Chambre des députés et sa chaire en études parlementaires conviaient ce mardi à une conférence de presse pour présenter un best of des données de l’enquête Polindex, pour la plupart publiées il y a neuf mois déjà. Au président de la Chambre, le sondage du printemps dernier a offert l’occasion de discourir avec gravitas sur les dangers encourus par la démocratie et de partager « quelques réflexions ». « Demokratie ass kee Selbstleefer », a-t-il répété comme un mantra. Claude Wiseler (CSV) s’est surtout inquiété pour les plus jeunes : Seulement 65 pour cent des Luxembourgeois âgés de 18 à 24 ans estiment que la démocratie est « la meilleure forme de gouvernement ». « La réponse devrait pourtant être évidente ! », a lancé Wiseler. Il se sentirait « responsabilisé » par ce chiffre (que Polindex décrit comme « le plus inquiétant » de son étude). Il faudrait désormais « déterminer plus en profondeur » ce que ces données « veulent dire exactement », a annoncé Wiseler. L’opération de com’ s’est révélée un succès. La presse en a fait ses unes : « La démocratie a pris un coup » (Le Quotidien), « Demokratie mit Nachwuchsproblemen » (Tageblatt), « Ein Drittel der Bürger hält Demokratie für ‘ineffektiv’ » (Wort). Avec pourtant des accents critiques. Le quotidien de Mediahuis s’étonne ainsi de la présentation tardive. Le journaliste de Radio 100,7 cite, lui, « un participant » à la conférence qui lui aurait glissé en amont : « Il y a un peu tout et son contraire ».

En septembre 2023, Fernand Fehlen avait jeté un pavé dans la mare, en dédiant sa chronique dans Forum aux enquêtes Polindex. Les médias en commenteraient les résultats en long et en large, en oubliant toutefois que les bases empiriques seraient « bancales », écrivait le vétéran de l’analyse électorale. La méthodologie statistique de son successeur Philippe Poirier risquerait de produire du « Datenschrott ». C’est que les 1 558 personnes interrogées pour Polindex sont intégralement issues de MyPanel, le réservoir de volontaires à partir duquel Ilres distille ses échantillons supposés représentatifs. Il s’agit de 18 000 internautes qui ont fait la démarche proactive de s’inscrire chez Ilres, prêts à donner leur avis sur tout et n’importe quoi. Ce « Selbstselektionseffekt » risque de créer une distorsion. À cela s’ajoute un autre biais : Les panélistes sont rémunérés pour leur participation. « Entre dix et quinze euros pour un questionnaire d’une durée de trente à quarante minutes », lit-on dans l’introduction de Polindex.

Ce mardi, Poirier a estimé qu’il fallait autour de 45 minutes pour remplir le questionnaire. Ce qui paraît peu pour répondre à plus de 80 questions. (Dans sa version déposée à l’Autorité de l’audiovisuel, le questionnaire fait 103 pages.) Or, la qualité d’un sondage est inversement proportionnelle à sa longueur. Plus il dure, plus les internautes sont tentés de cliquer vite pour s’en extirper. De nombreuses questions se révèlent très techniques. Dans l’édition 2024, on demande ainsi aux participants ce qu’ils pensent d’« une harmonisation fiscale de l’impôt sur les sociétés dans le domaine du numérique » ou d’« un marché intérieur des banques, placé sous l’autorité directe de la Banque centrale européenne ». D’autres questions peuvent laisser perplexes. Le sondé est ainsi prié de compléter la phrase : « Je voterai volontiers pour une femme parce qu’elle incarne… » par des mots comme « la précision », « l’ambition » ou « la sensibilité ».

Le recours à Internet s’imposerait ne serait-ce qu’à cause de la longueur des questionnaires, remarque Philippe Poirier. Le professeur de science politique à l’Uni.lu défend le recours à MyPanel comme « une méthodologie éprouvée en sciences sociales », utilisée également par « les grandes institutions avec lesquelles nous sommes en réseau » : « Nous ne pouvons pas rester dans des solutions techniques et des débats tranchés voilà déjà depuis plus de quinze années ». Les sondages en ligne continuent pourtant à être critiqués dans la communauté des statisticiens. Fin 2021, Le Monde a publié un long reportage sur « la fabrique opaque des sondages » et ces panels « sans véritable contrôle ni régulation ». Martial Foucault, le directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (sur les enquêtes duquel l’équipe de Poirier se base en partie), s’y interroge sur les limites : « Quel est le profil sociologique des gens qui ne seront jamais dans les panels ? Les non-répondants, c’est une question majeure et on ne sait rien là-dessus. »

« À mon époque, on insistait toujours sur du cinquante-cinquante [téléphone et Internet] pour toute étude politique », dit Tommy Klein. Aux yeux de ce transfuge d’Ilres au Parti pirate, MyPanel attirerait un certain type de « profil », à savoir « ceux qui s’intéressent à l’actualité et qui aiment donner leur avis ». (Ce qui pourrait expliquer pourquoi 54 pour cent des sondés de Polindex estiment que les citoyens devraient être consultés par référendum pour les enjeux politiques importants.) « Cela a le mérite d’exister », relativise de son côté Charles Margue. L’ex-député écolo (et ancien n°2 d’Ilres) estime que la décision de passer exclusivement par Internet serait « purement budgétaire » : « D’ailleurs, je ne l’approuvais pas ». Or, ajoute-t-il, Polindex donnerait toutefois « des tendances valables ».

Philippe Poirier s’est avancé très loin pour appuyer la validité de sa méthode : « Nous avions donné exactement le résultat au siège près pour chaque parti ! », a-t-il déclaré lors de la conférence de presse de ce mardi. Relancé le lendemain via mail, il maintient son affirmation : « Nous avons publié des analyses en 2023 sur les transferts des votes entre partis potentiels et des panachages d’après Polindex. C’est ce qui nous a permis d’envisager, avant les élections, la distribution des sièges. » Or, on ne trouve pas de trace d’un tel pronostic dans les 105 slides présentés aux députés en juin 2023. Au contraire : « Polindex ne saurait être un instrument […] de prédictibilité quant aux résultats des législatives », lit-on dans la note de recherche de septembre 2023. Étant donné la loterie des Reschtsëtz – quatorze en 2023, dont certains gagnés à quelques dizaines de voix d’écart –, un tel exercice aurait d’ailleurs été des plus hasardeux. « Nous avons communiqué oralement les prévisions au Bureau [de la Chambre] et, à chaque fois, répondant aux questions de certains députés », assure Poirier dans un mail au Land.

« Je ne me rappelle pas de réunions où de tels pronostics auraient été avancés. Et croyez-moi, je m’en souviendrais si cela avait été le cas », dit l’ex-chef de la fraction socialiste, Yves Cruchten. Même son de cloche chez l’ancienne présidente du groupe écolo, Josée Lorsché : « Les tendances oui, il en parlé. Par exemple que les migrations d’électeurs et les intentions des primo-votants ne nous étaient pas favorables. Mais il n’a pas fait de pronostics sur la distribution des sièges. » « Il nous parlait de tendances, il pensait par exemple que les Verts allaient perdre, ce qui était obvious, ou que l’ADR allait gagner, tout comme le CSV », se rappelle le Pirate Sven Clement. « Quant à notre score, il nous disait qu’il n’allait pas être aussi haut que ce que les sondages projetaient, ce dont nous étions conscients. » Le chef de la fraction libérale, Gilles Baum, dit ne se souvenir que vaguement : « Il nous avait pronostiqué onze ou douze sièges… Donc certainement pas de sièges supplémentaires, mais une perte ou une stagnation. » (Le DP finira par en gagner deux.)

En relisant l’édition 2023 de Polindex, on se rend pourtant compte que les grandes tendances qui y sont esquissées n’étaient pas à côté de la plaque. « La part croissante des plus hauts revenus profiterait avant tout aux libéraux ; cependant, les électeurs chrétiens-sociaux semblent avoir le revenu moyen qui correspond le mieux au salaire moyen du pays », lit-on à la page 11. Puis, à la page 23 : « Le Parti chrétien-social, actuellement dans l’opposition, semble être le plus populaire parmi les électeurs du niveau d’éducation secondaire, majoritairement méfiants, ce qui lui conférerait un avantage supplémentaire ». Enfin à la page 26 : « Ce sont les électeurs du Parti démocratique qui montrent la plus grande tendance au panachage ». En creux se dessinait ainsi la perspective d’une alliance noire-bleue. À trois mois et demi du scrutin, Poirier estimait d’ailleurs face à Paperjam que « la coalition la plus probable est une coalition DP-CSV ».

Autour des données fournies par Ilres, Philippe Poirier tente de construire un discours qui dit s’inspirer de la théorie des clivages, de la relation « matérialiste/post-matérialiste » ou encore du concept jungien de « l’individuation ». Dans les faits, les rapports analytiques (d’une quarantaine de pages) restent relativement rudimentaires. Quant aux conclusions, elles sont d’ordre générique. Celles de 2023 pointe ainsi « un renouveau des valeurs ‘matérialistes’ plutôt que ‘post-matérialistes’ », celle de 2024 « un déplacement matérialiste de l’électorat ». Les données de base ne sont, elles, pas publiées (le député Sven Clement en avait fait la demande que la chaire avait refusée), sauf sous forme d’une avalanche de slides Powerpoint plus ou moins bâclés.

Philippe Poirier s’est efforcé ce mardi de présenter son enquête 2024 dans une perspective longitudinale et comparatiste, faisant défiler une quarantaine de slides en une vingtaine de minutes. Une batterie de chiffres, de barres et de camemberts. À l’issue de cette présentation, Claude Wiseler a remarqué que certaines données étaient « contradictoires ». Ainsi, 77 pour cent des Luxembourgeois se disent satisfaits avec le « fonctionnement de la démocratie ». En même temps, 54 pour cent des sondés disent éprouver de la « méfiance » vis-à-vis de la politique. (Un taux qui est de 29 pour cent en Allemagne et de 37 pour cent en France.) La tentation autoritaire n’est jamais loin. Poirier a ainsi pointé un chiffre qui constituerait « un risque systémique » : Un tiers des sondés se disent d’accord avec la phrase « en démocratie rien n’avance, il vaudrait mieux moins de démocratie mais plus d’efficacité ». (Chez nos grands voisins, ce taux a explosé, et atteint désormais 48 pour cent en France et 44 pour cent en Allemagne.)

En 2011, la Chambre des députés a conclu son premier accord avec l’Uni.lu pour la création d’une chaire en recherches parlementaires. En 2022, la quatrième convention a été signée. Elle court jusqu’en 2026. L’équipe dirigée par Poirier s’est vue allouer le montant de 810 000 euros, une hausse de 130 000 euros. Or, Polindex a laissé tomber ce qui, à l’origine, constituait sa raison d’être : l’analyse des résultats électoraux. « Nous ne faisons plus depuis 2019 les analyses sur les bulletins réels que nous avons faites entre 1999 et 2019 », explique Poirier. « Dans la chaire, les ressources humaines sont limitées et les projets de recherche sont nombreux. Polindex n’est qu’un des projets de la chaire. » Une tradition cinquantenaire prend ainsi fin dans l’indifférence générale. Les premières analyses réalisées pour la Chambre remontent au scrutin 1974, lorsque Michel Delvaux et Mario Hirsch, assistés par des politologues belges du Crisp, épluchaient les bulletins de vote pour percer les « matrices de proximité » et les mystères du panachage.

Alors que la date de péremption des sondages est éminemment courte, certains résultats de Polindex 2024 n’ont toujours pas été publiés. C’est le cas de « Est-ce que l’Eurovision est une manifestation importante de la culture européenne ? ». C’est également le cas des questions autour du conflit au Proche-Orient. Pour l’édition 2025, Poirier et son équipe comptent y revenir en une demi-douzaine de questions, notamment sur le mandat d’arrêt contre Netanyahou et la reconnaissance de la Palestine. (Le questionnaire, dont le Land s’est procuré une copie, reste un document de travail provisoire, le Parlement pouvant encore en réviser l’un ou l’autre élément.) Certaines questions transplantent un à un les termes du débat français au contexte luxembourgeois. On peut ainsi lire dans le draft : « Les pogroms du 7 octobre 2023 (massacres de juifs civils, prises d’otage, viols de femmes en série, etc…) sont une nouvelle manifestation de l’opposition entre l’Occident et l’islamisme ». Une vision essentialiste et civilisationnelle par rapport à laquelle les sondés sont priés de se positionner sur une échelle de 1 à 10, allant de « pas du tout d’accord » à « tout à fait d’accord ».

Bernard Thomas
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