Tananarive de Sylvain Vallée et Mark Eacersall est un voyage initiatique dont la longueur ne se mesure pas en kilomètres parcourus. Un très bel album sur l’amitié, les secrets et l’héritage

Vis ma vie de rêve

d'Lëtzebuerger Land du 01.10.2021

Amédée Petit-Jean est notaire. Un petit notaire de province à la retraite. Hypocondriaque, sans enfant mais avec une femme avec qui l’entente cordiale a depuis longtemps laissé place à une invisible guerre larvée. Sa vie est on ne peut plus rangée. Casanier, voilà trente ans qu’il n’a pas quitté son département ; et si la date n’est pas précisée, la belle Triumph qu’il garde précieusement dans son garage, n’a pas dû bouger depuis autant de temps.

Seul petit plaisir du débonnaire Amédée dans cette vie de retraité modèle – si on oublie un rhum ou un cognac de temps en temps – c’est de traverser la rue de son petit village et se rendre chez son voisin. Jo semble être le revers de la médaille d’Amédée, son opposé au point de vue physique. Amédée est petit, rond, chauve et rasé de près, tandis que Jo est grand, mince et porte une belle chevelure blanche et une barbe digne d’un jeune hipster. Célibataire endurci, il a mené une vie d’aventurier. Il semble avoir navigué sur les sept mers, participé à de nombreuses batailles, vécu dans de nombreuses contrées et épousé d’innombrables cultures. Ne dit-on pas que les extrêmes s’attirent ?

On ignore depuis quand les deux hommes sont voisins, mais entre eux existe une grande et véritable amitié. Il faut dire que Jo est un grand conteur d’histoires et qu’Amédée boit littéralement les paroles de son ami sans jamais s’en lasser. Elles lui permettent de rêver, de voyager bien tranquillement installé sur son canapé. Mais voilà, après une énième soirée à raconter ses aventures, et tout particulièrement celle « de l’opium/ pendant l’évasion », jusqu’à pas d’heure – enfin, jusqu’à 22h30 ! – Jo, nu sous son peignoir grand ouvert, se met en tête de faire quelques pompes dans son jardin. À la dix-neuvième, son cœur lâche. Seul Amédée et son épouse se rendront à l’enterrement.

Plus hypocondriaque que jamais Amédée fera la tournée de tous les médecins de la région et se laissera aller à une véritable dépression. C’est finalement son ancien métier qui se tirera de là. Le maire du village n’aime pas voir ce beau terrain laissé à l’abandon. « Il n’y a pas urgence mais… », explique-t-il sans grande délicatesse à celui qui pleure encore la perte de son copain. Le nouveau notaire ne sait rien de la succession, mais Amédée s’est juré, en prenant sa retraite, « de ne plus écrire un papier administratif de (sa) vie ». Un détail le fera pourtant tiquer ; alors que Jo lui a toujours raconté être né à Tananarive, à Madagascar, selon l’acte de décès que lui montre le maire, Jo n’était pas né, ni sous les Tropiques, ni dans l’océan Indien, mais à Charleville, dans les Ardennes. « Je vais faire quelques vérifications » lance-t-il alors à l’élu local.

Le début de la plus grande aventure que le retraité aura jamais vécu. À la recherche d’informations, Amédée, va oublier ses douleurs de dos, ses nombreux médicaments et ses programmes télé pour partir à la découverte de la vie de Jo. La véritable vie de Jo. Finalement assez éloignée de celle qu’il aimait raconter. Accompagné par le fantôme de son ami défunt, il va reprendre la route avec sa vieille décapotable et tenter de trouver les différentes pièces du puzzle de la vie de son ancien voisin. De bureau d’état civil à archives de palais de justice, de baraque à frites en hôtel miteux, de quartiers pavillonnaires à HLM craignos, de bars à hôtesses à amicales d’anciens de la Légion étrangère… l’ancien notaire va devoir apprendre à s’adapter, à naviguer à vue, à forcer la chance, à hausser le ton, à mentir, à trouver les failles d’une administration pas toujours logique et à contourner la loi. Un sacré voyage.

Du buddy movie, on passe ainsi au road trip, au voyage initiatique. Le lecteur découvrira beaucoup de choses sur Jo, Amédée se découvrira surtout sur lui-même. À la fois drôle et surprenant, le récit de Mark Eacersall, dont le premier roman graphique, GoSt111 a remporté le Fauve Polar SNCF en début d’année, rappelle, après Les Vieux fourneaux, Le Plongeon, Jamais, Ne m’oublie pas, Octofight ou encore Malgré tout, que les vieux sont des personnages fantastiques, pleins de tendresse et ressources insoupçonnées. Avec le dessin de Sylvain Vallée (Gil Saint-André, Il était une fois en France, Katanga…) qui oscille entre des visages expressifs aux gros nez et des décors réalistes, les deux font la paire. Réalité et rêveries se marient à merveille et finalement voir une salle de bain se transformer en jungle ou une route du nord de la France prendre des allures de savane semble ici on ne peut plus naturel.

Prévu, au départ en tant que film, Tananarive est finalement un magnifique roman graphique. « Ce film qui n’est jamais advenu, je ne le regrette pas » explique désormais le scénariste. « Grace à son adaptation en B.D. et ma rencontre avec Sylvain Vallée, Tananarive existe aujourd’hui mieux que je ne l’aurais espéré » ajoute-t-il. Tant pis pour les cinéphiles, tant mieux pour les bédéphiles !

Tananarive, de Sylvain Vallée et Mark Eacersall. Glénat

Pablo Chimienti
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