« Athènes, Centre Médecins du Monde, avril 2016. Quand je sors du cabinet médical, je ne pense pas à toi », peut-on lire dans la toute première page de Chez toi, le nouveau roman graphique de Sandrine Martin (Le Rire de l’ogre, Petites Niaiseuses, Niki de Saint Phalle…). Pendant 200 pages, Mona, jeune femme syrienne parle en voix off à l’enfant qu’elle porte en elle.
Une grossesse qu’elle vient de découvrir alors qu’elle est arrivée il y a peu dans la capitale grecque et qu’elle doit encore obtenir le statut de réfugiée politique. Elle et son mari Suleiman ont fui la guerre, les bombardements et la famine, ils vivent désormais sous une tente minuscule dans un hall de l’ancien aéroport désaffecté de la ville, transformé en centre d’hébergement pour réfugiés. Originaires d’Homs, ils ont fui d’abord à pied à travers la Turquie, puis en bateau pour atteindre d’abord l’île de Lesbos, puis Athènes. « Nous sommes en Europe », se disent-ils. Cette étape méditerranéenne n’est censée être qu’un passage dans leur voyage à destination, ils l’espèrent, de Berlin. Non seulement l’Allemagne fait rêver grâce à sa réussite économique, mais en plus le jeune couple y a déjà de la famille. C’est donc là que doit naître leur progéniture. Dans ce qui devrait être son « chez toi ».
Mais l’administration a son rythme et se soucie bien peu du timing d’une grossesse. Pour le couple de syriens, bien que heureux de ne plus avoir peur des bombes et autres risques quotidiens intrinsèques à une guerre, c’est la course contre la montre. Ils ont maintenant moins de neuf mois pour atteindre leur but, sinon, ils le savent, ils resteront bloqués en Grèce. Et si la Grèce a beau attirer des touristes par milliers grâce à ses monuments antiques, ses plages et ses petites îles paradisiaques, d’un point de vue économique rien ne va. 2016 reste une de ces années de profonde crise économique qui a laissé de nombreux Grecs sur le carreau. L’économie tourne au ralenti, le chômage est massif et des nombreuses personnes surqualifiées sont obligés d’accepter des boulots sous-payés pour arriver à joindre les deux bouts.
C’est ce que vit Monika. Sage-femme, elle a quitté l’hôpital public surchargé, en sous-effectif et où l’absence de matériel est quotidienne, pour travailler au sein d’une association qui vient en aide aux réfugiés. Là, Mona se sent utile, mais en tant que sage-femme elle est constamment rabaissée par les médecins qui veulent toujours avoir le dernier mot, surtout en ce qui concerne l’utilisation de la césarienne que les gynécologues grecs semblent privilégier, voire imposer trop souvent à leurs patientes. Elle préfère alors chercher une association plus petite où elle serait plus écoutée, indépendante. Mais cela implique une baisse de salaire, et comme son mari est au chômage, c’est difficile à faire accepter à la famille. D’autant que le couple ne s’en sort financièrement déjà que grâce aux beaux-parents de Monika qui les logent dans l’appartement juste en dessous du leur, s’occupent de leur fille de trois ans, leur préparent à manger… Une aide de tous les instants qui implique, revers de la médaille, une domination psychologique constante que la jeune femme a de plus en plus de mal à accepter. D’où une envie de tout plaquer, de partir…
Deux situations familiales complexes qui vont pousser les deux femmes l’une vers l’autre. Mona et Monika vont se croiser, se recroiser et ainsi devenir amies. Elles vont partager une cigarette, un verre mais surtout se raconter leurs rêves, leurs angoisses, leurs passés respectifs. Chacune allant presque à idéaliser la vie de l’autre. Grossesse, violences gynécologiques, inhumanité des passeurs, manque d’empathie des fonctionnaires des différentes administrations en lien avec les migrants, racisme ordinaire, traditions religieuses, migration politique, mais aussi expatriation économique sont autant de sujets traités avec pudeur et délicatesse dans ce roman graphique au regard tantôt acerbe, tantôt bienveillant, à la fois désabusé et positif. Un récit ni documentaire, ni de fiction, mais proposant un condensé fictionnel et humaniste des trajectoires de plusieurs femmes ayant réellement existé.
Chez toi est un album aux teintes bleutées et aux traits expressifs qui, malgré quelques détails de scénario qui laissent perplexes – au début Mona a besoin d’une traductrice et quelques semaines après elle devient elle-même traductrice –, parvient à mettre de la poésie sur un récit dur et difficile. Un album touchant, sans misérabilisme, qui rend hommage aux femmes battantes, qui prône le rapprochement des cultures et qui parvient à créer un parallèle entre la détresse des migrants politiques et des migrants économiques.
Autant de messages nécessaires au moment où une partie des européens, le Président français en tête, appellent à « se protéger des flux migratoires irréguliers importants », alors que de nombreux Afghans s’apprêtent vivre, voire revivre, le triste parcours que Sandrine Martin fait vivre à sa Mona. Un album donc d’une brulante actualité.