Dans le Luxemburger Wort du 14/15 octobre 2017, trois professeurs d’économie de l’Université du Luxembourg ont répondu1 à un article rédigé par Benoît Majérus et moi-même2. Notre intention était alors de susciter une discussion autour de la nomination du nouveau recteur de l’Université du Luxembourg. Il nous semblait important d’insister sur l’atmosphère de secret dans laquelle le processus de recrutement avait été maintenu et de pointer certains positionnements de l’intéressé problématiques à nos yeux.
En réagissant, nos collègues économistes ont alimenté cette discussion et je les en remercie. Dans leur article, ils déclarent que l’interprétation que nous faisons d’une publication de Stéphane Pallage et
Sylvain Dessy3 est « erronée » et une « accusation grave », disqualifiant notre propos sur la seule base de notre supposée ignorance en matière d’économie. C’est heureusement l’essence même de la science que de produire le débat sur des critères communs favorisant le dialogue, et c’est donc en tant qu’employée d’une université qui a élevé la liberté académique et la discussion scientifique au sommet de ses préoccupations que j’ai décidé de leur répondre ici à mon tour.
Il est bien naïf de vouloir décréter qui a raison ou tort. Les deux visions reflètent bien plutôt des positionnements différents, tant sur le plan politique/idéologique que disciplinaire/scientifique. Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas des économistes que nous n’avons rien à dire sur des questions d’économie. Au contraire, notre lecture d’historiens avait pour objectif de replacer l’article de S. Pallage et S. Dessy dans un contexte plus large, d’exhumer le substrat idéologique qu’il recèle. Malgré le recours à des calculs complexes qui entretiennent l’impression de scientificité, l’économie est une science sociale qui, à l’instar de toutes les disciplines, reflète une certaine vision du monde et véhicule ses propres valeurs. Mais par rapport à l’histoire ou à la sociologie, elle a la particularité de rarement interroger les présupposés sur lesquels elle repose, comme le souligne l’économiste Tomáš Sedláček4.
Pourtant, dès son apparition, l’économie est partie liée à une morale utilitariste qui prend ses racines à l’époque des Lumières. Le fondateur de la discipline, Adam Smith, se considérait lui-même comme un philosophe, spécialiste des questions de morale, l’économie devant contribuer selon lui à ordonner de manière harmonieuse les rapports sociaux. Cette moralisation en quête d’une organisation idéale de la société est le pendant des modélisations mathématiques d’aujourd’hui : derrière l’utopique prétention à l’objectivité et à la production d’un savoir profitable à tous mais détenu par une poignée d’experts, il s’agit de camoufler l’entrelacs dans lequel « connaissance et intérêt » s’originent5, de faire oublier que le sens et la validité de nos énoncés scientifiques, tant en économie qu’en histoire, sont déterminés par des processus de recherche qui s’enracinent dans une certaine vision du monde et légitiment des intérêts concrets.
L’article de S. Pallage et de S. Dessy qui fait débat ici est représentatif de cette intrication. Le travail des enfants dans ses pires formes y est expliqué comme une réponse individuelle et réfléchie des parents pour faire face à une situation de grande pauvreté :
« Si les parents sont altruistes, il est difficile de comprendre pourquoi ils choisissent eux-mêmes de soumettre leurs enfants à l’exécution de tâches dangereuses. Bien sûr, la coercition, comme dans le cas de l’esclavage des enfants et du travail forcé, pourrait être une explication. Mais toutes les pires formes de travail des enfants ne sont pas le résultat de forces coercitives. En fait, comme nous le montrons dans ce document, la coercition n’est pas nécessaire pour que les parents altruistes consentent à ce que leurs enfants se livrent à des activités nuisibles et dangereuses, comme la prostitution, la mendicité et d’autres activités. »6
Convoquant le présupposé moral que les parents sont naturellement altruistes et désireux du bien de leur progéniture, la problématique est réduite au niveau de la cellule familiale d’un côté, et du pays de l’autre. Le travail des enfants, jusque dans ses formes les plus condamnables, est la solution délibérément choisie par leurs parents pour faire face à la pauvreté qui sévit là où ils vivent. Les auteurs soulignent en effet que rien ne les y oblige, qu’aucune coercition n’est exercée à cette fin. C’est oublier que la domination la plus efficace est précisément celle qui s’exécute sans le recours à la force, avec le consentement même de ceux qui la subissent, justement parce que le système est agencé de telle manière que ces derniers, n’ayant aucune prise sur lui, n’ont plus d’autre choix que de coopérer. C’est oublier que l’extrême pauvreté et les problèmes de survie sont des moyens de coercition bien plus efficaces que les menaces ou l’emploi de la violence.
Dans des cas extrêmes, le travail des enfants est donc souhaité par leurs parents. Certes, mais dans quelles conditions ? Les pays les plus pauvres ne sont pas les seuls responsables de leur niveau économique. Les crises répétées endurées par les pays dits en voie de développement sont le produit de déséquilibres imputables à l’ordre économique mondial dominé par les puissances occidentales. En outre, à partir de la fin des années 1970, elles ont été accompagnées de politiques d’ajustement structurel placées sous la tutelle des institutions financières internationales (là encore, dominées par les puissances occidentales) qui ont aggravé leur situation économique et sociale et les ont placés dans une position de dépendance accrue7. Derrière la profession de foi néolibérale qui prône l’absence totale de règlementation comme garantie d’une économie saine, il y a en réalité un appareil réglementaire coercitif efficace qui entretient, et même accuse, les déséquilibres8. Derrière le credo de la responsabilité individuelle et donc l’idée que les pauvres ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes9, une telle vision du monde sert à dissimuler l’idée d’une responsabilité collective qui accable le modèle économique occidental dominant.
Pour étayer leur argumentation, S. Pallage et S. Dessy s’appuient sur le constat que : « La complémentarité entre la qualité de la nutrition reçue par l’enfant et sa réussite scolaire constitue l’une des caractéristiques fondamentales du modèle.10 » Cette période de travail serait selon les auteurs un bon investissement pour lui et sa famille, l’argent gagné devant lui permettre d’être scolarisé et donc, à terme, de recevoir une formation et de trouver un travail. Ici, on est en droit de se demander comment un enfant déjà éreinté par de trop longues journées de travail pourrait encore trouver la force de s’engager dans un parcours scolaire exigeant.
Retournant l’argument moral, S. Pallage et S. Dessy ajoutent :
« Bien qu’il soit intuitif et moralement irréfutable que les pires formes de travail des enfants doivent être éliminées, leur interdiction dans les pays pauvres n’améliorera probablement pas le bien-être et peut se faire au détriment de l’accumulation du capital humain.11 »
Dans leur article du Wort, nos collègues économistes citent cette phrase comme preuve de l’opposition de S. Pallage et S. Dessy aux pires formes de travail des enfants. Cependant, après avoir supprimé la conjonction de coordination « bien que » (although en anglais), ils n’ont repris que la proposition subordonnée conjonctive (la première partie de la phrase) qui corrobore leur discours12, pour omettre la proposition principale et la relativisation qu’elle comporte. En effet, le sens commun n’est pas convoqué ici pour dire que le travail des enfants est inacceptable, mais pour insister sur le fait que l’intuition qui nous amène à nous y opposer est le produit d’une méconnaissance des données économiques et sociales. S. Pallage et S. Dessy poursuivent en disant des personnes hostiles au travail des enfants :
« Si nous réunissions une foule nombreuse de personnes d’origines diverses sur un terrain de football dans n’importe quelle ville européenne pour leur demander de voter au sujet de l’interdiction des formes dangereuses du travail des enfants, il ne fait aucun doute qu’ils voteraient unanimement en faveur d’une telle interdiction. En fait, ils n’ont rien à perdre dans ce vote et ils pourraient même penser faire quelque chose de bien.13 »
Et la boucle est bouclée. Ceux qui sont contre le travail des enfants n’en ont, au fond, rien à faire. C’est la même logique que l’on retrouve dans les prises de position de Stéphane Pallage sur l’humanitaire évoquées dans notre précédent article.
On nous accuse de mal comprendre des analyses complexes et des calculs savants, ainsi que d’avoir produit une « analyse normative » et donc un jugement moral, sous l’impulsion de nos passions et de nos prétendus bons sentiments. Ce n’est pourtant pas nous qui tronquons les phrases pour leur faire dire ce qui nous arrange ! En tant qu’historiens, notre démarche consiste à historiciser et à dénaturaliser ce qui est avant tout le produit d’une histoire et de rapports de force. L’économie n’est pas un phénomène naturel qui évoluerait selon ses propres règles. Elle est ancrée dans le social, le politique, le géopolitique et l’idéologie. En son temps déjà, Engels avait très bien perçu que les conditions dans lesquelles les gens produisent et échangent des produits variaient d’un pays à l’autre, mais aussi d’une génération à l’autre, révélant ainsi le caractère foncièrement historique de l’économie politique comme science14. Une science qui, dans ce cas précis, a bel et bien choisi son camp.
S. Pallage et S. Dessy ne prétendent pas être pour le travail des enfants dans ses pires formes. Certes. Mais en le présentant comme un mal nécessaire contre lequel on ne peut rien faire, voire comme un instrument salutaire d’amélioration du confort des familles et du niveau économique des pays les plus pauvres, et en refusant de le replacer dans le contexte global qui le produit et l’explique, ils en justifient et banalisent la pratique, tandis que ceux qui en profitent réellement et tirent les ficelles ne sont plus que les heureux gagnants d’une situation qui, accidentellement, les favorise.
Mais alors, qu’est-ce qui dérange le plus ? Notre lecture critique mais fidèle du texte cosigné par Stéphane Pallage ou bien sa conception néolibérale de l’homme et son regard réducteur sur certaines problématiques économiques et sociales ? Une conception et un regard inquiétants pour l’avenir des sciences humaines à l’université.