Les frites de la pleine lune

d'Lëtzebuerger Land du 14.02.2025

Le Mierscher Theater a convié la semaine dernière à une soirée littéraire et musicale insolite avec le projet Pandora imaginé et interprété par les jeunes Luxembourgeois Antoine Pohu et Arthur Possing. Le premier, auteur de romans et de nouvelles et déjà actif au théâtre, a été récompensé au Concours littéraire national (en 2019 et 2024). Le second, compositeur et pianiste de jazz, a fondé son quartet en 2013 et a sorti dix ans plus tard un album solo. Si les deux complices ont déjà collaboré, c’est la première fois qu’ils créent ensemble (sous le regard de Claire Wagener). Un sympathique spectacle est ainsi né à la croisée de leurs disciplines respectives, entre mise en espace et performance, entre soirée poétique et récital de jazz.

Produite par le Mierscher Theater, avec le Centre national de littérature, l’intéressante proposition s’est déroulée dans la grande salle du théâtre mais resserrée pour l’occasion, les spectateurs ayant notamment pris place de part et d’autre du plateau, ce qui a permis une proximité avec les artistes et l’installation d’une ambiance intimiste appuyée par un jeu de lumières efficace.

Sur scène, Antoine Pohu, jonglant avec micro-casque et micro sur pied, et Arthur Possing, alternant piano à queue et clavier, ont embarqué le public dans une lecture-performance prenante, dialogue où mots de l’un et notes de l’autre se sont répondus, entremêlés, rapprochés ou éloignés, laissant aussi place au silence. En accord, en rupture ou en superposition (avec hélas parfois un texte à la limite de l’audible), musique et lecture ont tissé une toile mouvante.

Sur une belle composition aux textures plurielles, Arthur Possing a livré une performance pleine d’entrain, engagé qu’il était dans un jeu vif mais nuancé, jouant une musique pleine de rebondissements, avec des solos énergiques en mode free, des ambiances sonores aux accents cosmiques ou encore des harmoniques en (dés)accord avec la voix assez linéaire du lecteur-narrateur.

Sur le plateau, les feuillets du texte disposés en arc de cercle, par chapitres, seront lus puis abandonnés par Antoine Pohu qui dévoile des pans de Pandora, récit aux fils fantastiques puisant dans le réalisme magique et les mythologies tout en multipliant les métamorphoses littéraires. Pandora, c’est l’histoire de Marc, un mec qui rentre tard un soir après un pot avec ses nouveaux collègues alors qu’il vient de démarrer dans une boîte qui conçoit des robots pour l’espace. Déambulant dans la ville, « si étrangement vide », il tombe sur l’enseigne eighties de la friterie Pandora. Pas un chat, pas une lumière, mais un distributeur automatique de frites, bickys et autres merguez ! Il se laisse tenter…

À partir de là, le réel va vaciller et le fantastique surgir. Apparition de fantômes, plans sur la comète – une friterie sur la lune – et surtout une inquiétante étrangeté qui va s’immiscer dans le quotidien, dans son agenda (on le suit jour après jour), dans ces petites choses qui l’entourent, jusqu’à la catastrophe… Marc a disparu, la friterie est en feu…

Pandora qui se déroule en plusieurs chapitres ou courts textes (d’autres semblent à venir) est à mi-chemin entre nouvelle fantastique, conte cruel, fable écologique, critique sociale et chronique d’un monde en détresse et d’un quotidien absurde (on sourit quelquefois).

Antoine Pohu parle de mo(n)des de surconsommation, de soif de pouvoir, du désir illimité d’exploration et de conquête (jusque dans l’espace et les profondeurs des océans), des limites franchies et des conséquences irrémédiables pour la nature et le vivant. L’auteur se fait l’écho des nouvelles et des folies du monde, des bombes qui tombent sur des enfants, des flots meurtriers – « nous sommes les enfants d’une tempête » – de l’assèchement de la terre, des animaux qui ont faim, des ours en déroute ou encore de l’improbable rencontre entre un poulpe et un robot… mais aussi des petites voix d’espoir qui essaient de se faire entendre dans le grand brouhaha du monde.

Karine Sitarz
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