Statistiques culturelles

La culture du chiffre

d'Lëtzebuerger Land du 28.08.2015

d’Lëtzebuerger Land : Vous êtes statisticien de formation et avez assuré, durant plus d’une décennie, le service statistiques du ministère de la Culture avec un contrat d’expert. Ce contrat n’a pas été reconduit, que s’est-il passé ? Avez-vous une idée qui est désormais en charge des statistiques culturelles ? Philippe Robin : Chargé du développement de l’activité de la Cellule statistique du ministère depuis sa création, j’étais responsable de la collecte et de la production de données statistiques publiques sur le champ culturel (musées, bibliothèques, arts du spectacle, etc.), de la réalisation d’études économiques sur le secteur culturel (emploi, financement, industries culturelles, etc.) et de la coopération statistique internationale. Partie d’une feuille blanche, la Cellule statistique est devenue en une décennie un service statistique ministériel de référence unanimement reconnu en Europe, répondant à la fois aux besoins statistiques et d’analyses du ministère et produisant l’ensemble des statistiques publiques sur la culture au Luxembourg.

Au début de l’année 2014, le ministère de la Culture a décidé d’arrêter brutalement et sans raisons l’activité de sa Cellule statistique au profit du Statec, mettant par là même fin à mon contrat d’expert. Si la direction du ministère de la Culture est la seule en mesure d’apporter les explications de ce brusque revirement1, le désengagement du ministère démontre dès lors que la production statistique et l’étude du champ culturel ne sont plus considérées comme des activités prioritaires par celui-ci.

La brutalité de cette décision est d’autant plus surprenante que le travail réalisé par la cellule n’a jamais été remis en cause et que mon contrat d’expert avait été reconduit pour 2014 dès novembre 2013. Depuis l’arrêt de l’activité de la Cellule statistique, et dans l’attente d’une reprise et d’une poursuite de ses travaux par le Statec, le Luxembourg ne dispose plus d’aucune production statistique actualisée sur la culture. Au cours des seize derniers mois, les seuls travaux notables sur la culture sont ceux présentés dans mon étude.

Vous avez donc publié, au printemps, votre propre étude intitulée Financement public de la culture – Tableaux de bord du financement du ministère de la Culture (2000-2015), basée sur les statistiques que vous avez pu réaliser durant votre temps au ministère (voir d’Land 23/15). Une publication dont le ministère a tenu à « se distancer formellement » (communiqué du 5 juin), affirmant que vous n’en aviez pas le mandat et qu’il ne vous avait pas fourni ces chiffres. Est-ce que ce travail d’évaluation n’a jamais été fait avant et comment vous expliquez-vous cette réaction épidermique ?

Au cours de mon activité au ministère de la Culture, j’ai longuement travaillé sur le financement public. À mon arrivée, l’analyse était exclusivement comptable et budgétaire et aucun outil d’observation et de reporting n’existait. Il a donc fallu développer des outils d’analyses pour par exemple mesurer les crédits budgétaires et les dépenses du ministère par domaine d’intervention (musées, musique, théâtre, etc.) ou par fonction culturelle (création, diffusion, éducation, etc.). Ce travail a largement été diffusé à l’occasion de notes internes ou de travaux européens sur le financement public, mais aussi au grand public avec la publication d’un Culture en chiffres en 2006.

En 2014, la rédaction d’une étude de restitution de l’ensemble des travaux sur le financement public de la culture figurait dans le programme de travail du service statistique du ministère, malheureusement cet important travail (par le volume et par son importance pour le ministère et le secteur culturel) n’a pas pu être réalisé en raison de la suppression brutale de la cellule.

J’ai rapidement mesuré le risque que le travail réalisé sur le financement pouvait disparaître, car aucun passage de témoin n’avait été organisé par le ministère pour la reprise des travaux sur les statistiques publiques. De plus, le ministère ne disposant plus de statisticien, il lui était difficile d’exploiter les nombreuses données et métadonnées laissées après l’arrêt de la Cellule.

Enfin, il m’a semblé important de finaliser un travail qui figurait dans les priorités statistiques du ministère et de le rendre public, car le financement public de la culture cristallise trop souvent les débats. Ma démarche était de laisser au ministère de la Culture des outils lui permettant de produire des statistiques fiables et actualisées sur l’ensemble des activités culturelles, mais surtout de produire de manière régulière des statistiques financières standardisées et consolidées lui permettant d’évaluer la gouvernance de sa politique culturelle et d’en parfaire l’efficience.

Je regrette profondément la réaction excessive du ministère. Je pense que la direction du ministère de la Culture devrait tout au contraire se féliciter de bénéficier d’un document de recherche qui vise à produire un ensemble de séries chronologiques de référence sur le financement public de la culture, qui contribue à la transparence prônée par le ministère et à promouvoir l’importance économique du ministère en faveur du secteur culturel dans une période où le ministère ne possède plus les moyens opérationnels de produire de statistiques. Enfin, comme je l’indique dans l’étude, les données compilées et diffusées sont publiques et librement accessibles à tous, puisqu’il s’agit essentiellement de données des lois budgétaires, des comptes de résultats de l’État et des données sur les subventions issues des rapports d’activités du ministère de la Culture.

Certes, ces données sont publiques, mais elles ne sont guère exploitées. En fait, votre étude prouve encore une fois noir sur blanc et par des tableaux et graphiques facilement lisibles une évidence : que le budget alloué à la culture baisse considérablement depuis 2006 (1,41 pour cent du budget de l’État), à moins de un pour cent (0,88 pour cent) en 2015 ou que les dépenses culturelles per capita, de 204 euros en 2015, a baissé de plus de treize pour cent par rapport à 2010. Des chiffres alarmants qui pourraient expliquer la réaction ministérielle…

Il est vrai que les séries chronologiques sont sans appel et suffisent à dresser clairement une situation, en l’occurrence un décrochage des crédits culturels par rapport au budget de l’État.

L’absence de « culture du chiffre » du ministère saute aux yeux lorsque l’on compare la situation par rapport à nos voisins (Allemagne, France et Belgique), où il est normal de trouver des représentations graphiques sur l’évolution budgétaire. Par exemple, le ministère français de la Culture n’hésite pas à communiquer chaque année sur l’évolution de ses crédits – que l’évolution soit à la hausse ou à la baisse.

Pourtant le ministère dispose d’une masse de statistiques qui restent à tort confidentielles ou réservées à quelques privilégiés, alors qu’elles intéressent les élus, les décideurs, les acteurs culturels, etc. Elles permettent d’enrichir le débat sur la politique culturelle et participent à la transparence tant prônée par le ministère. Je regrette d’ailleurs que la cellule statistique n’ait jamais été autorisée à diffuser les statistiques culturelles produites sur le site internet du ministère, que ce soit sur le financement, mais aussi sur l’emploi, sur la fréquentation des salles de spectacle, etc. Il était pourtant possible de diffuser ces données sur l’ensemble du champ culturel depuis plusieurs années.

Dans une contribution publiée sur le site de la Fondation Idea2, vous affirmez que les industries culturelles et créatives sont sous-développées au Luxembourg (« un secteur économique bien plus modeste que le poids qui lui est généralement attribué »), avec 6 000 emplois à peu près, et vous y voyez un facteur de diversification de l’économie nationale. Cette appréciation dépasse alors clairement le simple relevé statistique…

Faire des ICC un facteur de diversification de l’économie nationale est une chance pour le secteur culturel dans son ensemble, surtout si le gouvernement partage ce point vue. En effet, cela peut changer les choses sur le plan des moyens financiers affectés au secteur culturel et plus particulièrement faire en sorte que la culture ne soit plus considérée comme un facteur d’ajustement par le ministère des Finances, mais bien comme un secteur économique à part entière qui contribue au développement de la richesse nationale. Le budget alloué à la culture pourrait alors suivre une tendance inverse à celle actuellement observée.

Entretien mené par courriel les 24 et 25 août.
josée hansen
© 2024 d’Lëtzebuerger Land