Édito

Ouvrez la porte

d'Lëtzebuerger Land du 05.08.2022

Lors du récent débat sur la fiscalité, la ministre des Finances, Yuriko Backes (DP), a longuement évoqué « les talents », qu’il faudrait « attirer » et « fidéliser ». La ministre technocrate parlait évidemment des golden boys de la finance. Or, si la pénurie de main d’œuvre frappe tous les secteurs économiques, ses conséquences à long terme ne seront nulle part aussi néfastes que dans le système de l’éducation. Pour l’avant-dernière fois, le ministère de l’Éducation vient d’embaucher 153 « Quereinsteiger », censés soutenir l’édifice de l’enseignement fondamentale. Ces « Här Lehrer » et « Jofferen » improvisés auront droit à un « crash course » de dix jours. À la rentrée, ils se retrouveront devant une classe d’enfants. Un sacré choc pédagogique.

Cette année, la sélection s’est faite parmi un demi-millier de candidats. Pas d’entretien d’embauche, juste un dossier à envoyer, prière d’y joindre une lettre de motivation, un CV ainsi qu’une copie d’un diplôme de bachelor « en lien avec un des objectifs de l’éducation fondamentale ». Sans oublier un extrait du casier judiciaire. Les « Quereinsteiger » auront à assurer 24 leçons hebdomadaires d’enseignement. En parallèle, ils suivront 246 heures de formation. S’ils réussissent les épreuves, ils pourront se présenter au concours d’admission au stage, et devenir des vrais fonctionnaires. S’ils ratent leurs examens, ils continueront à tourner, ad nauseam, dans le système en tant que chargés de cours. Le ministre de l’Éducation, Claude Meisch (DP), le rappelait aux députés en juin 2020 : « Déi hunn alleguerten e Contrat à durée indéterminée ! A si wäerten dann och iwwert déi nächst Joren – egal ob se déi Épreuve gepackt hätten oder net – kënnen enseignéieren ». Lancée en 2018, le programme s’arrêtera à la rentrée 2024-2025. Plutôt que dans le métier, le ministre veut faciliter le « Quereinstieg » dans les études.

Or, de plus en plus d’enseignants luxembourgeois butent sur les critères linguistiques. Le plus souvent, c’est leur niveau insuffisant en français qui leur barre l’accès au concours de stage. Dans une tribune libre, publiée l’année dernière dans le Wort, la députée CSV Martine Hansen estimait que l’ancien idéal de l’instituteur « généraliste » s’avérerait désormais illusoire : « Im Sinne einer Diskussion ohne Tabus könnte die Lösung darin bestehen, dass sie das Fach, in dem sie schwächeln, nicht unterrichten ». Quelques semaines plus tard, la députée verte, Josée Lorsché, préconisait le modèle allemand de l’« Assistenzlehrer ». Malgré ces pistes, l’intégration d’enseignants « native speakers » reste politiquement impensable. On préfère encore passer par des « Quereinsteiger », tant qu’ils parlent luxembourgeois.

Les nouvelles écoles européennes publiques ont pourtant entrouvert une porte dans le système. Environ 270 enseignants francophones, anglophones ou lusophones ont ainsi pu contourner les barrières du trilinguisme et se faire embaucher comme employés d’État. Leur arrivée a été une bouffée d’air frais dans un système marqué par le luxo-solipsisme. Que ce soit à l’école ou au lycée, le modèle européen présente une vraie plus-value, tant pédagogique que culturelle. Ce serait enfin un moyen pour mieux faire correspondre l’école au pays réel. Des projets-pilotes d’alphabétisation en français démarreront bientôt dans quatre écoles du pays (à Differdange, Dudelange, Schifflange et Larochette). Tôt ou tard, ils reposeront la question du recrutement.

Pas de solution sans problème. On revient à l’éternelle quadrature du cercle de la croissance luxembourgeoise. Si le Grand-Duché ouvrait grand les portes aux « native speakers », il accélérerait la désertification des régions limitrophes. Le débauchage d’enseignants y serait forcément perçu comme un énième braconnage. (Un élément de contexte : En France, le salaire moyen d’un enseignant est de 2 500 euros.) Après des décennies de siphonnage du personnel de santé, cela serait du plus mauvais effet. Surtout que les pays-voisins font, eux aussi, face à une pénurie aiguë. L’Allemagne a introduit son système de « Quereinsteiger », contre la résistance du Deutscher Lehrerverband qui a parlé de « Verbrechen an den Kindern ». En France, certaines régions ont lancé des opérations express pour recruter des contractuels, des « job datings ».

Bernard Thomas
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