Art contemporain

Face au monde, face au temps

d'Lëtzebuerger Land du 13.10.2017

Il est une image, d’une jeune femme du nom de Kazia qui vous accompagne au long de l’exposition du duo Karolina Markiewicz et Pascal Piron au Centre d’art Dominique Lang ; elle ne vous quittera pas après, vous restera longtemps. Elle est dans une des vidéos de l’exposition, dans une grande toile, dans une photographie. La jeune femme a le visage pris entre ses deux mains, recouvertes de poudre d’or. On dirait qu’elles en forment comme un écrin, non, les mains ne se ferment pas, comme on le ferait pris par de la frayeur, pour protéger, elles disent une concentration extrême, allons jusqu’à parler d’intériorisation. La qualité justement qu’on reconnaît de suite au travail des deux artistes, et qu’ils demandent de même au visiteur. Une exposition, réduite avec beaucoup de justesse, où il faut prendre son temps, de réflexion, laisser également s’épanouir la poésie.

La première ne devrait pas étonner alors que nous sommes d’emblée et vivement interpellés. Prenez cet ensemble autour d’une figurine, de l’univers Disney : on l’a retrouvée sur les bords de la Vistule, il faut croire qu’elle a appartenu à un enfant assassiné à Auschwitz. Nous voilà face au monde de l’horreur, d’une façon paradoxale mais d’autant plus radicale. Il suffit d’une impression en 3D, d’une série de crayons sur calque, d’une vidéo avec Amandine Truffy comme revenante de passage. Là-dessus la musique de Chopin qui s’élève, et s’il est d’un bout à l’autre de l’exposition un côté nocturne chez Markiewicz et Piron, la nuit est comme éclairée, illuminée sur les photographies, avec tels emprunts littéraires ou philosophiques.

Sur un mur, il y a le « mentir vrai » de Louis Aragon. Oui, l’art est artifice, et il en est beaucoup dans les apparitions des femmes des vidéos, beaucoup de vérité aussi. Dans les images qui ramènent aux pires moments de l’histoire humaine, non sans une lueur d’espoir, toutefois, all we are able to make, are wishes. Tant qu’on ne sombre pas dans le désespoir, dans la résignation, prenant la tête à deux mains, l’y enfermant ; Kazia fait autrement.

Il arrive à Markiewicz et Piron d’être plus directs, dès l’entrée de l’exposition. Une photographie d’une voiture Ferrari devant une maison, plaque d’immatriculation luxembourgeoise, et les bâtons lumineux, cette fois-ci, ainsi que le texte pris à Sarah Kane de ne prendre aucun détour : « what do you offer your friends to make them so supportive ». Les autres « neon thoughts », les vidéos avec les autres femmes sorties de la nuit, des ténèbres de la mémoire, Irene Del Olmo en déesse Eos, Silvia Costa, apportent une autre lumière, pour reprendre les paroles de Jaurès : rallumer tous les soleils.

Inutile d’aller plus loin dans une transition, pour l’exposition de Giulia Andreani, à quelques centaines de mètres de distance, au Centre d’art Nei Liicht. On y reste face au monde, davantage encore face au temps, dans un univers pictural, peintures et aquarelles, plongé entièrement dans une moiteur bleuâtre quelque peu spectrale. Si telles peintures d’Andreani figurent des moments de « damnatio memoriae », c’est d’ailleurs à la mode de condamner, ou refouler, de la sorte le passé, en bisant les statues, sont travail fait exactement le contraire : évoquer, rappeler (comme on le fait des acteurs pour qu’ils repassent sur la scène) des épisodes, aussi douloureux soient-ils. De l’immigration par exemple, et pis, des années où il existait un commissariat aux questions juives.

On se penche longuement sur la table où sont exposés documents (qu’il faut absolument lire) et aquarelles autour de l’artiste Zadkine, autour de la quête de son fils adultérin. Dans la même salle, une grande toile, deux mètres sur trois cinquante, montre un intérieur, avec entre autres une femme devant une autre toile, belle mise en abyme, où elle trace comme l’ombre d’elle-même. Cette ombre, c’est exactement ce que traque Andreani, pour la faire revivre dans son art, la peinture comme battue, autre image, ou plus paisiblement, une façon de fixer des choses qui sortiraient autrement de l’esprit.

Devant les aquarelles de l’exposition « Ciao Italia », un souvenir a surgi d’un coup, de films de Bertolucci. Et tel titre s’est imposé : Prima della rivoluzione, pour l’histoire de Fabrizio. On tourne des pages d’histoire dans l’exposition, on y reste attaché. Peut-être moins à l’Enlèvement d’Europe, sur sa civière, qu’on abandonnera à ses infirmiers chevaliers de l’apocalypse.

P.-S. qui n’a rien, et pourtant tout à faire avec ce qui précède. On sait que la mission, le mot est juste, pas trop fort, de Danielle Igniti à la tête des deux centres d’art est dans sa dernière ligne droite. Et face au temps, il est également question de l’abandon du Centre d’art Dominique Lang, la société des chemins de fer reprenant son bien pour aménager la gare. Les deux centres jumeaux, on les voyait toujours ensemble dans leur programmation ambitieuse et réfléchie.

Side effects of reality de Karolina Markiewicz et Pascal Piron au centre d’art Dominique Lang et Face au temps de Giulia Andreani au centre d’art Nei Liicht, durent toutes les deux jusqu’au 27 octobre ; www.galeries-dudelange.lu.

Lucien Kayser
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