Livres

Une réalité bien peu surréaliste

d'Lëtzebuerger Land du 17.05.2019

Alles hat entweder einen Preis, oder eine Würde.
Immanuel Kant

Qu’elle écrive sur Sade – qui a su « donner corps aux idées et des idées aux corps » – ou sur Alfred Jarry – dont le mérite a été de « réinventer l‘amour » –, qu’elle s’en prenne au militantisme féministe – dont elle dénonce le point de vue niais sur la sexualité, « caricature du totalitarisme bien-pensant » – ou aux snobismes littéraires, Annie Le Brun le fait toujours avec la même lucidité, la même radicalité et la même force.

Son dernier essai, Ce qui n’a pas de prix, paru en 2018, est une analyse percutante et sans appel des rapports entre la culture, l’argent et le pouvoir à notre époque. Constatant d’emblée que désormais, « les catastrophes humaines s’ajoutent aux naturelles pour abolir tout horizon », voici que le « trop de réalité » (titre de son essai paru en 2000 dans lequel elle montre combien la société de consommation tend à étouffer toute pensée libre, toute utopie et tout rêve) se transforme en « trop de déchets », pour aboutir au même résultat, mais de manière encore plus efficace : la pollution et l’enlaidissement de notre monde, programme (plus ou moins voulu et contrôlé) d’avilissement des consciences non seulement mis en œuvre à travers l’insensée production d’objets sous couvert d’innovation – vaste imposture qui se drape du mot-écran d’industries créatives – mais aussi par un « processus de neutralisation » qui s’évertue à « faire accepter chaque chose et son contraire », au point que « la critique sociale, si rigoureuse soit-elle, finit par n’être plus qu’une musique d’accompagnement, sans aucune efficience, réduite à donner bonne conscience à ceux qui la partagent ».

« En fait, c’est la guerre […], une guerre qui n’a pas de frontières. Et qui s’aggrave à mesure que l’anonymat du pouvoir accroît sa puissance en même temps que la faiblesse de ceux qui veulent s’y opposer ». Ainsi commence son premier chapitre (auquel je me limiterai, il donne suffisamment de matière à réfléchir pour un petit article) et dès le paragraphe suivant, il y a cette terrible révélation : l’art contemporain « joue un rôle considérable, voire central » dans ce combat dont « l’étendue et la complexité parviennent paradoxalement à dissimuler l’existence ».

Pour comprendre cette guerre, il faut savoir qu’elle a commencé dès le XIXe siècle, et que le XXe siècle l’a menée avec un professionnalisme grandissant (mais d’un côté de la tranchée seulement). William Morris, poète, artiste et théoricien, promoteur des Arts & Crafts mais aussi révolutionnaire, avait déjà compris que « la laideur n’est pas neutre » et que l’ordre régnant « nous force à émousser l’acuité de nos sens ». Annie Le Brun mentionne en passant Edward Bernay, neveu de Sigmund Freud et… grand-oncle de Marc Randolph, le co-fondateur de Netflix (et si ce qui est présenté comme une avancée dans les possibilités de choix individuels n’était qu’un asservissement supplémentaire ?). Son essai Propaganda, paru en 1928, m’apparaît comme un manuel de manipulation des masses dont se sont probablement servis tous ceux qui détiennent les véritables rênes du pouvoir – j’en vois de beaux exemples d’application dans l’excellent film Vice d’Adam McKay sur Dick Cheney – et tous ceux qui réduisent l’être humain à n’être qu’un consommateur, selon le vœu formulé clairement dès les années 1920 par Paul Mazure, un banquier de chez Lehman Brothers : « Les gens doivent être habitués au désir, à vouloir de nouvelles choses avant que la vieille ne soit inutilisable. » Je me dis que si un jour les jeunes qui aujourd’hui se mobilisent contre le changement climatique – de manière assez superficielle, il est vrai – comprenaient qu’un autre monde aurait vraiment été possible, ils ne pardonneraient jamais le désastre actuel aux générations antérieures.

Annie Le Brun en vient alors au cœur de son argumentation : le pire, c’est que depuis quelques années, le monde de l’art aussi s’est mis à travailler « dans le même sens », surtout grâce à « un certain art contemporain devenu l’alibi culturel prétendument libérateur, pour faire l’impasse sur toute notion de beauté et de laideur ». Je précise qu’elle ne parle pas de tout l’art contemporain, et je suis sûr que l’auteure, comme moi, croit (encore) fermement à l’existence d’artistes sincères et d’un art véritablement émancipateur, capable de « repassionner la vie » et dont « la plus simple expression est l’amour », comme l’a dit son ami surréaliste André Breton.

Parce que en effet « une grande part de l’art contemporain est devenue l’enjeu décisif de la haute finance », il s’est mis en place un « dispositif qui tend à se substituer à toute autre proposition culturelle », et dont l’un des attributs est un « gigantisme de rigueur » (il suffit de se rappeler la prestation – d’une indigence intellectuelle abyssale – de Damien Hirst à la biennale de Venise en 2017, généreusement soutenue par « l’amasseur d’art » François Pinault). Ce qui importe, c’est le « choc, mais sans que l’on soit conscient de ce qui le provoque, la puissance financière qui l’induit ». On pense machinalement à Naomi Klein, laquelle a brillamment décrit cette stratégie qui pulvérise toute défense raisonnée par son effet tétanisant, effet également produit par les prix prohibitifs des œuvres d’art qui parviennent plus ou moins directement à humilier ceux qui sont exclus du jeu. Car ce qui est en jeu, c’est la connexion de la culture et de la finance, « jusqu’à établir la parité implicite », ultime degré de la financiarisation du monde, ce devant quoi tout être culturel ne peut que frémir.

Il n’est pas étonnant, dans un tel contexte, que les foires d’art se multiplient, où les « riches se manifestent avec ostentation, sûrs d’y trouver le mode de valorisation directement proportionnel à leur pouvoir de prédation », aussi pour « faire oublier de quelles activités souvent peu recommandables [vient] leur fortune ». Et il est compréhensible dès lors que tout converge à provoquer « un flou grandissant des limites entre privé et institutions publiques », visant aussi à « abolir la frontière entre collection et commerce de luxe ».

Ce que Annie Le Brun décrit en des termes précis mais généraux, en s’appuyant sur quelques exemples connus – le rachat par Anish Kapoor du Vantablack, la vente aux enchères organisée par Damien Hirst lui-même chez Sotheby’s – peut se constater un peu partout, y compris tout près de chez nous. Le principe est toujours le même : les institutions sont majoritairement financées par l’argent du contribuable, mais ce sont les riches qui en récoltent les bénéfices symboliques, grâce à la complicité des pouvoirs publics (n’est-il pas temps de songer à leur trouver une autre appellation ?). Cette « violence de l’argent » constitue « l’inquiétante nouveauté [qui lie indissociablement] tous les acteurs de cet art contemporain » que Wolfgang Ullrich a pertinemment nommé « art des vainqueurs » (Siegerkunst) et qui « relie les pires formes d’exploitation aux manifestations artistiques les plus sophistiquées ».

Mais la poétesse surréaliste pose à ce moment la bonne question : vainqueurs de quoi ? En passant par Walter Benjamin et en dénonçant la férocité d’une politique financière dont l’empire de Bernard Arnault est exemplaire, elle montre que cette volonté de contrôle total s’attaque finalement « à ce qui, depuis toujours, a donné aux hommes leurs plus folles raisons de vivre ».

À ce stade de la lecture, je me suis dit que les jeunes d’aujourd’hui vivront leurs vies non seulement entourés d’immondices dans un monde appauvri en beautés naturelles, mais sans rêves et sans utopies qui plus est, consommant de piètres spectacles servis par des artistes vendus à un triste pouvoir. On n’en est pas encore au tiers du livre, mais on pressent que ce qui suit sera du même acabit.

Annie Le Brun : Ce qui n’a pas de prix, Éditions Stock, mai 2018 ; 176 pages, 17 euros.

Enrico Lunghi
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