Mécènes, sponsors…

Quand même, pecunia olet

d'Lëtzebuerger Land du 17.05.2019

L’incendie de Notre-Dame ne pouvait indifférer, ni celui qui croyait au ciel, ni celui qui n’y croyait pas, pour reprendre l’opposition d’Aragon (aussitôt dépassée). Et les dons d’affluer pour sa reconstruction (elle n’a pas été détruite heureusement), de s’amasser, au point d’approcher le milliard et de dépasser de loin le montant des travaux. Comme une course à la générosité s’est faite, à coups de centaines de millions, et s’il est renoncé à la réduction d’impôts, d’aucuns objecteront que l’optimisation fiscale (vive l’euphémisme) a eu lieu avant. Pour d’autres, qui se réjouiront de voir la cathédrale dans son ancien ou son nouvel éclat (reste à savoir sous quelle forme, charpente, flèche, avec ou sans diktat politique), une pensée ne va pas moins à tous les autres bâtiments du patrimoine, depuis et pour longtemps condamnés à une détérioration continue. Et puis, une concurrence se trouve souvent évoquée, avec la misère où sont abandonnés tels défavorisés, le peu de soutien que trouvent la Fondation Abbé-Pierre et d’autres associations de l’économie sociale.

Cependant, on va se limiter au monde de la culture. Où, là encore, les temps sont difficiles pour bon nombre d’institutions, et tant de musées, pour leurs expositions, pour leurs collections, pour leur survie des fois, n’ont que le recours aux dons privés. Ou alors doivent carrément céder le haut du pavé aux fondations, mieux dotées, avec plus de moyens pour leurs initiatives. Il fut, jadis, le temps des princes (d’église ou de tout autre acabit), avec les musées, en gros début du XIXe, et pour deux siècles, l’art, plus généralement la culture, furent l’affaire de la bourgeoisie victorieuse ; elle s’est essoufflée, s’est trouvée dépassée, et le temps est venu de la financiarisation. À l’exemple états-unien, de la privatisation.

Au plus tard depuis l’émission, sur France 2, de Cash Investigation, avec l’imperturbable et tenace Elise Lucet, on connaît la famille américaine Sackler, on sait d’où elle tient son immense fortune. Des opioïdes qui font des ravages aux Êtats-Unis ; vendu sous le nom d’OxyContin, le puissant analgésique commercialisé par leur société Purdue Pharma, est à l’origine, par overdoses, de plus de 200 000 victimes depuis une vingtaine d’années. Et l’épidémie est en train de se répandre en Europe. La responsabilité des milliardaires ? Ils sont visés par plus de 1 600 actions en justice dans 35 États différents, et en Oklahoma, avec un accord à l’amiable, ils ont versé 270 millions de dollars à l’État qui les a accusés d’avoir lourdement incité les médecins à prescrire.

La culture, le mécénat, le sponsoring là-dedans ? Pas ou guère de musées qui ne soient soutenus, aux États-Unis, en Europe, où jusqu’au Louvre a son aile Sackler pour les antiquités orientales. Pour combien de temps encore ? Au Guggenheim, c’est fini, de même à Londres, Tate et National Portrait Gallery, avec l’action de l’artiste photographe Nan Goldin, elle-même accro à l’antidouleur après une opération, aujourd’hui, sevrée. Pour elle, la crise des opiacés, c’est plus dévastateur que la guerre du Vietnam, que l’épidémie du sida, mais ça rapporte gros, la fortune des Sackler s’élèverait à quelque treize milliards de dollars.

Devant le siège du laboratoire pharmaceutique, le sculpteur Domenic Esposito et son galeriste ont installé une cuillère géante, tordue, c’était en juin 2018, pour dénoncer le scandale. Elle a été enlevée, bien sûr, puis mise récemment devant l’Agence américaine du médicament à Washington. Le frère cadet du sculpteur avait sombré dans la drogue en commençant par l’OxyContin, avant de passer à l’héroïne ; il semble aujourd’hui en rémission.

Les exemples se multiplient ces derniers mois, dernières semaines, on n’est plus dans la ligne vespasienne qui veut que l’argent n’ait pas d’odeur, et la puanteur a des fois son foyer très haut placé, au sommet des États. Ainsi, si les pays du Golfe ont de quoi se payer les architectes les plus renommés pour construire chez eux, leur ambition est également de se glisser çà et là en Europe, et non seulement dans le football. L’Arabie saoudite était prête à offrir quinze millions d’euros (sur cinq ans) à la Scala de Milan, pour une petite place dans le conseil d’administration. Les Italiens n’en ont pas voulu, l’assassinat de Jamal Khashoggi y est peut-être pour quelque chose, ils ont même renvoyé à l’expéditeur une première tranche de trois millions. Ce qui n’a pas dû plaire au directeur artistique Alexander Pereira qui déjà à Vienne, à Zurich et à Salzbourg s’était avéré un véritable champion du fundraising (collecte des fonds, oui, mais rendons au César anglo-saxon ce qui lui appartient).

Cela dit, ne condamnons pas trop vite, on s’est vite initié outre-Atlantique. Des pays européens, eux, continuent à vendre des armes à l’Arabie saoudite. Alors qu’à New York, le Muséum d’histoire naturelle a risqué gros, en refusant que la remise d’une récompense au président brésilien Bolsonaro par la Chambre de commerce brésilo-américaine se fasse dans ses locaux. À un homme politique qui favorise l’exploitation de mines dans la forêt amazonienne. Ah, plus généralement, cette mauvaise habitude de toutes sortes de dîners de gala dans les institutions culturelles. Pour le Met-Gala, un ticket valait 30 000 dollars, pour une table, on en déboursait 275 000. En France, il fallait être invité pour la fête d’anniversaire de Monsieur Ghosn au château de Versailles.

Sur le vieux continent, et tant que les Britanniques font encore partie de l’Europe, voici le tout dernier refus d’un sponsoring, au Turner Prize, récompense annuelle à un artiste contemporain de moins de cinquante ans, dotée très généreusement de quelque 40 000 livres sterling. On n’en veut pas, de l’argent de la société Stagecoach, dont le président fondateur, passons sur son nom, s’est fait remarquer par ses propos homophobes.

On voit, même quand l’argent se fait rare, et les besoins de plus en plus urgents, les partenariats ne vont plus d’eux-mêmes. On agit avec plus de circonspection que par le passé, signe peut-être d’une époque où l’éthique, ou disons un respect certain de valeurs, a pris de l’importance. Des abus, criants, ont sans doute contribué à une attitude de retenue plus prudente. L’art lui-même doit être libre, dans la foulée, il faut aussi que sa diffusion, et après son appréciation, le jugement qui est porté, ne soient pas affaire d’argent. Le marché suffit à cela. Le musée, comme l’école, il faut leur garder le statut (même exagéré) de sanctuaire. Jusqu’où les choses peuvent aller en sens contraire, des universités privées comme Yale et d’autres l’ont montré à coups de corruption, de pots-de-vin payés par les parents pour pousser l’admission de leurs enfants.

Lucien Kayser
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