Le ministre des Finances et du Budget Pierre Gramegna (DP) annonce des « investissements publics historiquement élevés » à hauteur de 2,4 milliards d’euros pour 2018. Sans toutefois définir d’accents

Nouveaux riches

d'Lëtzebuerger Land du 13.10.2017

C’est une balafre gigantesque, une entaille violente dans la verdure ondoyante de la côte d’Eich. De nuit comme de jour, le titanesque chantier de l’arrêt ferroviaire Pfaffenthal-Kirchberg, avec son funiculaire disproportionné, rappelle que l’homme, même écolo, reste bien le principal prédateur de la nature. Préparé jadis par Claude Wiseler (CSV), mais voté sous la mandature de François Bausch (Déi Gréng), en 2014, ce « point multimodal » permettra de relier rapidement le Pfaffenthal au Kirchberg, le train venant du Nord ou du Sud et de l’Ouest et le tram roulant sur le plateau du Kirchberg. Les quarante mètres de différence de niveau seront franchis par des funiculaires comme on en connaît de ses classes de neige. Les architectes du projet, le bureau Paczowksi & Fritsch (qui a également signé le nouvel aéroport du Findel) écrivent sur leur site que « le funiculaire s’insère harmonieusement dans le paysage et son tracé respecte les chemins et la végétation existants », et de vanter le côté « léger » et « filigrane » d’une infrastructure qu’on ne peut que ressentir comme massive et invasive. Coût de l’opération : 97 millions d’euros. François Bausch, qui a visité de chantier avec le Premier ministre Xavier Bettel (DP) et la bourgmestre de la capitale Lydie Polfer (DP) en août, ne cesse de promouvoir cette nouvelle gare qui ouvrira le 10 décembre, accompagnant ses tweets de smileys rougissants et autres signes d’enthousiasme.

« Malheureusement, il a été oublié pendant des décennies d’adapter les infrastructures au nombre croissant de la population », regrettait le ministre des Finances et du Budget Pierre Gramegna (DP) lors de son discours pour le dépôt du projet de budget d’État 2018 ce mercredi 11 octobre à la Chambre des députés. « Nous sommes en train de rattraper cela. Ce gouvernement investit massivement afin de développer le réseau des routes et le transport public, de construire des écoles et de créer des logements ». Si la population va prévisiblement croître à un million d’habitants d’ici 2060, selon le Statec, autant être prêt, affirme le ministre. En 2018, le gouvernement investira en tout 2,365 milliards d’euros ou 4,1 pour cent du PIB ; à moyen terme, de 2019 à 2021, cet investissement se situera à un niveau élevé de 2,5 milliards d’euros annuels. Pour la période 2014-2018, la croissance annuelle des investissements publics était de plus 7,9 pour cent en moyenne annuelle, lit-on dans le projet de budget pour 2018.

Ce qui, sous les précédents gouvernements, a toujours été communiqué comme une bonne chose. Car « quand le bâtiment va, tout va », les investissements publics génèrent de l’activité des entreprises de construction et des secteurs connexes, ce qui est bon pour l’emploi, etc. Mais Pierre Gramegna parle presque des investissements sur un ton défensif, comme si c’était un mal nécessaire de la gestion budgétaire. Comme les années précédentes, il n’arrive pas à créer du rêve, à rendre ces investissements symboliques. Le gouvernement Bettel/Schneider/Braz investit, mais il ne lance pas de grands projets qu’on retiendra comme significatifs de sa mandature. Si les gouvernements Juncker restent dans la mémoire avec les monuments culturels – Philharmonie, Mudam, etc –, de la cité universitaire à Belval et des lycées, l’actuel aura été celui des gares, des rails et des routes. C’est bien sous le règne de l’ancien militant écologiste François Bausch, jadis opposant passionné à la Nordstrooss, qu’a été déposé le projet de loi pour l’élargissement de l’autoroute A3 en direction de Metz à deux fois trois voies (projet déposé en mai de cette année ; budget : 356 millions d’euros).

La plupart des gros investissements de l’État sont réalisés par le biais des fonds spéciaux – du rail, des routes, d’investissements administratifs ou scolaires... – et donc assez discrètement « cachés » dans le projet de budget. La liste des constructions, assainissements, réhabilitations, redressements ou réhabilitations de routes régionales, de ponts, de murs et d’ouvrages d’art fait pas moins de quatre pages A4 dans le document. Les frais occasionnés par les infrastructures du Ban de Gasperich, de l’échangeur de Burange, l’entretien lourd de la grande voirie ou les décomptes de projets monumentaux comme la route du Nord, la liaison Micheville ou encore du contournement de Junglinster tombent tous dans la comptabilité du fonds des routes. Selon le projet de budget pluriannuel, ses dépenses se situent à 347 millions d’euros cette année, aux alentours de 350 millions les années suivantes.

Le Fonds du rail, lui, travaille intensément au développement d’une infrastructure de transport public qui soit à même d’assurer les objectifs du Modu, « mobilité durable », mis en place dès 2012 et favorisant les moyens de transports alternatifs à la voiture, dont le rail est l’épine dorsale. En 2018, le Fonds du rail investira 282 millions d’euros dans des « projets-phares » comme la mise à double voie du tronçon entre Hamm et Sandweiler, la nouvelle ligne entre Luxembourg et Bettembourg, le renouvellement de la ligne du nord ou le pôle d’échange Howald. La construction du tramway – extensions vers la Cloche d’or et le Findel – coûtera 228 millions d’euros d’ici 2021. Le Fonds du rail dépensera en tout et pour tout 525 millions d’euros en 2018, jusqu’à 627 millions en 2021, c’est énorme.

Étonnamment, les très grands projets de construction ne sont plus guère discutés en public. Comme les 530 millions d’euros que le gouvernement investira dans le préfinancement de la construction du Jean Monnet 2, qui abritera la Commission européenne au Kirchberg par exemple, les 110 millions du Lycée technique pour professions de santé ou les 60 millions d’euros que coûtera l’extension et la rénovation du Lycée Michel Rodange. Alors que Pierre Gramegna vante les 2,2 millions d’euros que coûtera l’acquisition de 6 000 iPads pour que les élèves luxembourgeois réussissent la transition vers le numérique (sans qu’aucun concept pédagogique n’ait été publié jusqu’à présent), ou qu’il évoque les 500 postes d’enseignants supplémentaires qui seront créés l’année prochaine, il ne s’est pas attardé sur les nombreuses extensions et modernisations de lycées nécessaires face à la croissance spectaculaire du nombre d’élèves. La commission parlementaire du Développement durable en discute actuellement au moins sept – réaménagement du Campus Geesseknäppchen, ECG, Lycée Clervaux (extension, déjà), nouveau Michel Lucius au Kirchberg, Arts et métiers et Lycée de garçons Esch-Alzette (mises en conformité) et un nouveau lycée à Howald. En tout, 26 projets pour 407 millions d’euros sont listés dans le projet de budget sous la responsabilité du Fonds d’investissements publics scolaires. Les plus chers sont l’École de la deuxième chance, 38 millions d’euros, ou les infrastructures communes à Ettelbruck, 32 millions.

Rien de marquant au Fonds d’investissements publics administratifs non-plus : une soixantaine de projets de mise à niveau, réaménagements, adaptations etc y valent des dépenses de l’ordre de un milliard d’euros – le fait que les investissements soient budgétisés n’équivaut toutefois pas une rapide réalisation, comme le prouvent les seize millions bloqués depuis une décennie pour le réaménagement des Rotondes en espace culturel (seule la Rotonde 1 a été réaménagée jusqu’à présent). 25 millions d’euros y sont toutefois déjà prévus pour l’aménagement de l’actuelle Bibliothèque nationale en galerie d’art luxembourgeois et l’accueil plus le foyer de la Philharmonie seront agrandis pour douze millions d’euros. Le Fonds d’investissements publics sanitaires et sociaux comporte, parmi les 24 projets listés dans le projet de budget à hauteur de 240 millions d’euros, plusieurs rénovations ou agrandissements de foyers pour demandeurs de protection internationale, notamment le centre Héliar à Weilerbach, dont les travaux sont en cours. Le sport n’est pas oublié : Pierre Gramegna annonça avec euphorie qu’avec les 120 millions d’euros que le gouvernement investit dans le cadre du onzième plan quinquennal seront construits « quinze halls sportifs et trois terrains de football ».

Par contre, les dépenses militaires sont discrètement tues dans le discours du ministre des Finances : s’il ne reste plus que des broutilles à payer de l’avion militaire A400M, d’autres investissements en plus petits équipements et, notamment, dans le programme GovSat équivalent à des dépenses de 133 millions du Fonds d’équipement militaire cette année, jusqu’à 187 millions en 2021.

L’obsession du nombre, cette impression de trop-plein rappelle beaucoup le comportement de nouveaux riches : afficher son bien-être matériel en parlant bien haut de ce qu’on peut se payer. « La crise est terminée ! » décrétait Pierre Gramegna à la tribune du Parlement mercredi, et les nombreuses pelleteuses et grues qui décorent le paysage signifient que l’économie, ça boume au Luxembourg. Et les investissements militaires, c’est l’alarme du nouveau-riche.

josée hansen
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