Asset manager Situé au premier étage du siège moderniste des CFL, le bureau de Christian
Antinori, directeur de CFL-Immo SA, donne sur le passage piéton en bois et métal qui relie le quartier de la Gare à Bonnevoie. C’est une solution provisoire qui dure. Démonté à la fin du chantier de la gare de Belval, le pont fut recyclé dans la capitale. Il enjambe l’ancien atelier central à moitié démoli. Durant les congés collectifs, cette gigantesque halle industrielle, dont les poutrelles Grey viennent d’êtres mises à nu, ressemble au squelette d’une baleine échouée sur les rivages de Bonnevoie. À part le « huelen Zant », c’est probablement la ruine la plus photographiée en Ville.
Créée il y a vingt ans, CFL-Immo SA est l’enfant de la libéralisation européenne des chemins de fer qui, au Luxembourg, avait débuté en 1997 par la séparation comptable entre infrastructure et exploitation. Détenue à 99,67 pour cent par les CFL, la SA s’occupe de la gestion et du développement du parc immobilier. Par l’effet de l’accumulation historique, ce patrimoine est étonnamment vaste : les CFL disposent de quelque 120 bâtiments et d’une importante réserve foncière dans des villes comme Esch-sur-Alzette, Pétange, Ettelbruck et Luxembourg. En vingt ans, les effectifs de CFL-Immo sont passés de six à 24 employés, dont seulement une minorité a encore été embauchée sous le statut de cheminot.
Ingénieur industriel de formation et directeur de CFL-Immo depuis quatre ans (il a passé toute sa carrière aux CFL), Christian Antinori décrit son rôle comme celui d’« asset manager » : « Nous sommes plus dans une veine commerciale que les autres services. Ce rôle, nous commençons peu à peu à le remplir. » En théorie, CFL-Immo devrait donc constituer le fer de lance capitaliste des CFL. Mais, dans la pratique, son activité commerciale reste timide et, sur les dernières années, son résultat net ne dépassait guère les 75 000 euros. Car même si, via sa filiale Immo-Rail SA, elle joue un peu au promoteur (venant ainsi de terminer une résidence de 32 appartements et commerces à Mondorf-les-Bains), c’est la durabilité du core business ferroviaire qui continue de primer. Et même si Antinori a passé une formation expresse à la Chambre de commerce qui donne accès aux « professions de l’immobilier », son habitus est plus proche du fonctionnaire public que du promoteur privé.
« Zone gare » Durant la phase de réclamations contre le nouveau PAG de la Ville de Luxembourg, CFL-Immo fut un des seuls propriétaires à exiger un reclassement moins favorable de ses terrains. Classées initialement « zone mixte urbaine » par les services communaux, les parcelles des CFL à Hollerich, en face des bureaux de Paul Wurth, ont ainsi fini reclassées en « zone de gares ferroviaires, de tram et routières ». « Ceci correspond à nos besoins pour les prochaines vingt, trente, quarante ans, dit Antinori. Nous devons réfléchir à la viabilité du réseau ferroviaire à l’avenir. D’autant plus que, vers le nord de la gare centrale, on débouche directement sur le tunnel. Il n’y a donc pas de possibilités d’extension de ce côté-là. » La situation rappelle la celle à Ettelbruck où, en face de la gare, CFL-Immo utilise une gigantesque réserve foncière pour stocker gravats, traverses, caténaires et pelleteuses.
Les terrains libérés par la destruction de l’atelier central à Bonnevoie accueilleront deux nouveaux quais qui devraient être opérationnels d’ici la fin 2020. Seulement un de ces quais sera à double-voie, tandis que le second sera un cul-de-sac, bloqué côté nord par les Rotondes. Pour le reste du terrain, une longue bande de presqu’un hectare coincée entre la rocade et les rails, la viabilisation devra attendre. Jusqu’ici, aucun plan n’a été élaboré et les négociations avec la commune n’ont pas encore débuté. (Dans les prochaines années, le terrain servira surtout de dépôt pour le chantier des deux nouveaux quais.) La bande de terre est classée « zone gare ». Dans sa version écrite, le nouveau PAG de la Ville de Luxembourg définit les activités qui pourront un jour s’y établir, dont « des services administratifs et professionnels, des centres de conférences, des hôtels, des activités d’artisanat, de commerce de détail et de prestations de service ». Bref : tout, sauf des logements.
Utopies En 1992, la City Gare Development Company, un consortium privé incluant la BCEE, Prefa-
lux, Paul Wurth et des promoteurs immobiliers, proposait d’intégrer la gare centrale dans un gigantesque shopping mall. Une sorte de Forum des Halles, construit avec treize ans de retard. Jusqu’à l’an 2000, les promoteurs voulaient investir huit milliards de francs dans la construction d’un hôtel (200 lits et 80 appartements) et d’un centre commercial avec multiplex et installations de loisirs. Une coupole surdimensionnée en verre devait couvrir les quais. Le conseil de gouvernement et le conseil d’administration des CFL avaient donné leur accord de principe. Le ministre des Transports et des Travaux publics, Robert Goebbels (LSAP), jugea que le projet « comporte de nombreux éléments positifs ».
En 2005, à l’issue d’un concours d’architecture, le maire de la capitale, Paul Helminger (DP), se fit le promoteur d’un nouveau mégaprojet. Il proposa de recouvrir les rails de la gare et la rocade de Bonnevoie d’un couvercle en béton armé. Des jardins suspendus d’une superficie de huit hectares devaient relier Bonnevoie et la Gare d’un côté, les Rotondes au pont JP Büchler de l’autre. Ce parc flottant était entouré de buildings, le tout surplombé d’une tour de 32 étages. Intitulé « Central-Gare », le plan directeur, était voté en 2007 et englobait 57 hectares. (Pour donner un ordre de grandeur : le projet « Royal Hamilius » mesure 0,7 hectare, « Wunnen mat der Wolz » 26 hectares et le Ban de Gasperich 80 hectares.) Le maire courut le Marché international des professionnels du secteur immobilier (Mipim) à Cannes pour trouver des investisseurs privés.
Le seul problème : seulement une petite fraction des terrains appartient à la commune, la majeure partie étant détenue par les CFL. Plutôt que de considérer le potentiel urbanistique, les cheminots anticipaient les problèmes et contraintes techniques. Les piliers portant la dalle n’entraveraient-ils pas le trafic ferroviaire ? Et où mettre de nouveaux quais et rails ? « Nous essayons actuellement d’expliquer à l’État et aux CFL qu’ils sont assis sur une mine d’or ! », s’exclamait Paul Helminger en 2008 face au Land. Dans sa déclaration échevinale 2011-2017, la coalition bleue-verte disait encore soutenir « la réalisation du plan directeur Luxembourg-Central […] qui devra constituer une fenêtre ouverte et moderne sur la Ville pour tous ceux qui arrivent à la gare. » Mais, en réalité, le projet était déjà enterré. La maire Lydie Polfer (DP) le concédera en octobre 2014 devant les conseillers communaux : « Le dossier Luxembourg-Central est actuellement au point mort, car les CFL en tant que propriétaire principal ne veulent pas participer au projet. »
Le vent de la concurrence Si CFL-Immo SA refuse de jouer les baron Haussmann, elle tente néanmoins de donner une nouvelle orientation commerciale à ses gares qui devraient devenir « plus attractives » et « mieux s’intégrer dans le tissu urbain ». Une à une, les anciennes concessions d’exploitation cesseront d’être renouvelées. CFL-Immo veut faire jouer la concurrence, redistribuer les cartes.
Fin 2018, un appel d’offres européen sera ainsi lancé pour le kiosque de la gare centrale. Pour la multinationale suisse Valora, qui avait racheté les Messageries Paul Kraus en 2000 et qui gère les franchises « K-Kiosk » et « Press & Books », cet emplacement a une importance stratégique. Dans son vaste réseau germano-austro-suisse, le magasin dans la gare de Luxembourg constitue un des points de vente avec le chiffre d’affaires le plus élevé et une vingtaine de vendeurs y travaillent.
Après avoir décroché l’appel d’offres pour les deux points de vente à l’aéroport, Valora espère désormais remporter de nouveau celui de la gare ferroviaire. « La presse, le livre et le tabac restent notre core business et sont le cœur de la conception de nos points de vente », écrit Myriam Filiali, directrice générale de Valora Luxembourg, dans un mail. Mais elle précise en même temps que « dans un contexte où la presse régresse de façon significative, nous devons nous réorienter dans le mix produit que nous proposons aux clients afin de pouvoir financer des amplitudes horaires de gares qui sont très larges (tôt le matin jusqu’à tard le soir et cela tous les jours de la semaine et les jours fériés). »
Buffet de la gare Comme beaucoup d’employés des CFL (qui y bénéficient d’un menu du jour à tarif préférentiel de 5,60 euros), Christian Antinori est un habitué du Buffet de la gare, où il continue de manger régulièrement. Au 31 décembre 2017, après 53 ans de reconductions tacites, CFL-Immo SA résiliera officiellement le contrat de concession qui la lie à la famille Pirrotte. Celle-ci exploite le Buffet en deuxième génération : Le grand-père tenait une boucherie en face de la gare, en 1964, le père décrocha la concession du restaurant que le fils, Olivier, reprit en 2007. À côté du Buffet de la gare, symbole de la vie urbaine et de la mixité sociale, les Pirrotte exploitent depuis 1974 la brasserie La Belle Époque, logée au City Concorde, un paradis artificiel et postmoderne construit pour la classe moyenne aisée.
Publié le 25 juillet dans le Wort, l’appel à candidatures européen a déjà éveillé l’intérêt de plusieurs exploitants potentiels. Ils auront jusqu’à début septembre pour ficeler leur dossier. Christian Antinori invite Olivier Pirrotte à participer à l’appel à candidatures. Mais celui-ci préfère ne pas. En partie, dit-il, parce qu’il ne pourra pas payer ses 23 salariés durant les mois que dureront les lourds travaux de transformation. Il dit vouloir arrêter la restauration « du moins en tant qu’indépendant ». Au 31 décembre, Pirrotte fermera donc le Buffet de la gare ainsi que La Belle Époque. En tout, 35 salariés perdront leur emploi.
En 2007, Olivier Pirrotte, qui a fait des études de restauration à Lausanne, avait repensé la décoration du Buffet de la gare, faisant enlever les faux-plafonds, installer des banquettes et repeindre les murs en vert lime et orange tangerine. Les affaires tournent plutôt bien, avec 180 couverts par midi. Pirrotte décrit le Buffet de la gare comme un « melting pot» : « Nous sommes un service au voyageur, c’est-à-dire tout le monde : que ce soit l’employé en costume-cravate, le simple ouvrier ou le SDF ». Les prix sont modiques : c’est un des derniers endroits en Ville où on peut boire un verre de Rivaner pour 1,70 euro. Depuis deux ans, un agent de sécurité de la société de gardiennage Dussmann est présent au Buffet de la gare. Ce contrôle dépersonnalisé rassurerait le personnel et la clientèle : « Si on laisse de plus en plus d’espaces de liberté, alors on perd un jour le contrôle », estime Pirrotte.
Albert Rubio (dit « Paco ») a été embauché au Buffet de la gare en 1988. Boucher-charcutier de formation, il travaille entre 6 heures du matin et 15 heures l’après-midi à préparer steaks, saucisses et boulettes de viande. Délégué du personnel, il n’est affilié à aucun syndicat, confiant dans le paternalisme patronal : « Parce qu’ici, c’est une maison familiale qui s’est toujours occupée de ses employés ».
Pour protester contre la résiliation de la concession d’exploitation, les employés ont lancé une pétition et contacté L’Essentiel. Ils ont écrit au Premier ministre, au ministre du Travail et au Président de la Commission européenne. Dans ses lettres, le personnel souligne la fonction sociale du Buffet de la gare : « Les voyageurs, mais aussi les agents CFL, les chauffeurs de bus et autres touristes, noctambules et les délaissés de la société viennent s’y restaurer et trouver un peu de chaleur et d’humanisme ».
Il y a deux mois, les 23 salariés du Buffet ont reçu leur préavis de licenciement. Chose rarissime dans le milieu de la restauration, de nombreux serveurs et cuisiniers présentent une ancienneté de plus de vingt ans. Trois d’entre eux travaillent même depuis plus de trente ans au Buffet. (Ils ont donc droit à douze mois d’indemnité de départ aux frais du patron.) Le changement de l’exploitation ne tombera pas dans la catégorie du « transfert d’entreprise » et le personnel ne sera donc pas repris. « Imposer du personnel aux autres candidats à la concession ne s’inscrit pas dans le respect de l’équité concurrentielle », estime Christian Antinori. Et de citer un passage du contrat de concession stipulant que l’ancien concessionnaire « ne peut exiger un quelconque droit de reprise […] du nouveau concessionnaire, pour quelque raison que ce soit. »
L’expulsion du Lumpenproletariat Albert Rubio voit le Buffet de la gare comme victime collatérale des changements sociologiques qu’il a pu observer dans le quartier. La Gare, dit-il, deviendrait « plus huppée » : « C’est une manne financière à récupérer ». Ouvertures de cafés hipsters (Bloom, Paname, la Buvette des Rotondes) et de magasins bio (Ouni, Naturalia, Akabo) : les signes annonciateurs de la gentrification sont en effet apparus un peu partout dans le quartier durant les deux dernières années. À ceci s’ajoute la « gangrénisation » du quartier mi-populaire, mi-bourgeois par des bureaux. Le nouveau bâtiment d’ING accueille désormais le voyageur qui sort de la gare. « Orange Bricks » (qui héberge également un studio de fitness) a avalé un tiers de la rue Joseph Junck, dernier pré-carré du Lumpenproletariat dans une ville qui se veut propre et (fiscalement) transparente. Comme le note l’agence immobilière Jones Lang LaSalle dans une publication parue la semaine dernière : « La Gare a ravi la première place des quartiers de bureaux à Luxembourg avec trente pour cent, le Kirchberg passe second avec 28 pour cent, tandis que la CBD [Central Business District, ndlr] représente seize pour cent et la Cloche d’Or douze pour cent. »
CFL-Immo veut-elle rendre le quartier « plus chic » ? Non, répond Antinori, il s’agirait plutôt de « s’adapter aux besoins de la clientèle et au tissu urbain environnant », et de citer en exemple le nouveau siège d’ING. Il dit vouloir rendre les transports en commun plus attractifs en créant un cadre « convivial et sûr » avec de « beaux halls où les gens aiment passer du temps » et où ils trouvent les services dont ils ont besoin.
Pour élaborer le concept et le cahier des charges du futur Buffet de la gare, CFL-Immo loue les services du chef étoilé Tony Tintinger. L’ancien patron du Clairefontaine (et parrain officieux du petit monde de la gastronomie luxembourgeois) s’est converti en « consultant gastronomique ». Selon lui, il faudrait reconfigurer le Buffet de la gare et l’adapter à un « quartier revalorisé ». (À 73 ans, Tintinger ne se dit pas intéressé à s’impliquer financièrement dans le futur restaurant.) Il évoque une division du restaurant en plusieurs sections, s’adressant « à chaque portemonnaie » : un coin « take-out » pour les employés du quartier, désireux de « comprimer leurs heures » et d’éviter ainsi la rush hour, un coin de restauration « rapide » (« a 25-30 Minutten giess an fort ») et un coin avec service à table proposant des spécialités luxembourgeoises « defteg ». Les serveurs devraient rassurer les clients et leur ôter la peur d’être importunés. Enfin, d’ici un an et demi, Tintinger propose d’aménager un petit restaurant plus chic, avec des « nappes et serviettes en tissu » où « nos clients TGV » pourront tenir leurs déjeuners d’affaires.
Les malheurs de Léa Linster
En 1997pour revaloriser la gare centraleles CFL avaient proposé à Léa Linster d’installer un restaurant au premier étage du bâtiment néobaroque. Dans Mein Weg zu den Sternen (2015)ses mémoires mêlant rancunes personnellesconfessions intimesconsidérations philosophiques et recettes de cuisineLinster se rappelle cette expérience comme le « kläglichstes Debakel meines Lebens ». Au débutelle avait pourtant été très optimisteespérant y organiser des banquets pour banquiers et accueillir les « Mitarbeiter der luxemburgischen Regierungdie sich immer über die lange Anfahrt nach Frisange beschwert hatten ». Le manque de succès du restaurantelle l’attribue à la « Missgunst derjenigendie meine Renommee höchstens schön weit weg auf dem Dorf duldetenund darüber aufgebracht warendass ich mich ins Hauptstadtgeschäft einmischen wollte. » Ces « Feinde » – qui ne sont jamais nommés – auraient semé des rumeurs derrière son dos et même coupé la ligne de gaz. À cela s’ajoutait un partenaire d’affaire (« ein echter ‘bad boy’ […] mit enormer erotischer Ausstrahlung ») avec lequel Linster entretenait une relation qu’elle décrit comme abusive et violente. Léa Linster se décrit au bord du gouffre : « Ich bekam schlecht Luft und litt unter Panikattacken. Nachts lag ich zitternd im Bettweinte und fand keinen Schlaf ». En 2001la brasserie « Au quai de la gare » déclare faillite. bt
How the South was won
Sur les dernières annéesla CFL-Immo aura signé des contrats de vente avec plus d’une centaine de propriétaires le long de la dizaine de kilomètres séparant la capitale de Bettembourg. Les employés de CFL-Immo visitent un à un les propriétaires pour les convaincre de vendre leur terrain et de permettre ainsi la construction d’une nouvelle ligne ferroviaire. Les indemnisations sont fixées au sein du comité d’acquisition de l’Étatqui dépend du ministère des Finances et qui réunit entre autres des fonctionnaires de l’Enregistrementdes Bâtiments publics et du cadastre. Pour chaque terrainils doivent déterminer le prix juste (en comparaison avec des transactions similaires effectuées dans la région).
En toutla CFL-Immo a signé 72 transactions immobilières en 201280 en 201376 en 201454 en 2015 et 36 en 2016. Ce ralentissement est dû au fait que les négociations se concentrent désormais sur la dernière douzaine de propriétaires qui hésitent toujours à vendreet pour lesquels le travail de persuasion est long. Les expropriations restent rarissimes. Sur la ligne Luxembourg-Pétangedeux procédures d’expropriation avaient été lancées par le ministère du Développement durable et des Infrastructures. Six ans plus tardelles sont toujours en cours. C’est ce qui rend l’extension du réseau ferroviaire si chère. Et si lente. bt