The Economist prévient les Français

Gare à vous !

d'Lëtzebuerger Land du 27.04.2012

Dans son édition du 31 mars 2012, l’hebdomadaire britannique The Economist avait fait sa couverture sur ce titre France : le déni, l’élection la plus frivole du monde occidental1. Le numéro a fait du bruit dans le landerneau des commentateurs français. The Economist est un des journaux les plus influents de la planète.

Alors, que disait The Economist ?

1. Les réformes en cours en Europe revigorent l’observateur. Messieurs Monti en Italie et Rajoy en Espagne s’attaquent au marché du travail (entendez par là qu’ils démantèlent le droit du travail et les droits syndicaux) et les Grecs, malgré leurs problèmes, ont compris que le temps de la dépense sans limite et de l’évasion fiscale est fini.

2. Seule la France n’a pas compris que les temps ont changé. Les fondamentaux sont mauvais : dette publique à 90 pour cent du PIB et en augmentation, exportations stagnantes alors que celles de l’Allemagne progressent.

3. Les politiciens français sont face à une population qui, quasi-seule dans ce cas dans le monde développé, croit que la mondialisation est une menace aveugle plutôt qu’une source de prospérité. Donc, les politiques font des promesses extravagantes. Beaucoup de patrons français s’accrochent à l’espoir, qu’une fois élu, le nouveau président, quelqu’il soit, se rendra à la raison, oubliera ses promesses et poursuivra le même programme de réformes que les autres gouvernements européens. The Economist doute toutefois que cela sera possible.

4. En fait, le journal voit une possibilité encore plus inquiétante que le manque de sincérité, c’est celle que Nicolas Sarkozy et François Hollande croient vraiment ce qu’ils disent (sic). Et avec François Hollande, ceci pourrait avoir des conséquences dramatiques. The Economist rappelle le précédent de 1981. Il fallut deux dévaluations et des mois de « punitions » par les marchés pour forcer François Mitterrand à faire marche arrière. Or, The Economist ajoute qu’à l’époque, il y avait le contrôle des changes, un marché commun beaucoup moins intégré et pas de monnaie unique. En mai 2012, quelques semaines, non des années, seraient suffisantes aux investisseurs pour assécher le marché des titres de la dette souveraine française. Même avec Nicolas Sarkozy, ce risque ne disparaitra pas, bien qu’il ne propose pas un taux d’imposition à 75 pour cent. Et le journal de déplorer qu’aucun candidat ne propose les réformes radicales et la réduction structurelle des dépenses dont la France aurait besoin.

Il est tout de même remarquable que des vues aussi biaisées soient la vulgate de la pensée économique et politique actuelle. Commentons les quatre affirmations que nous avons relevées :

1. La réforme-démantèlement du droit du travail et des droits syndicaux en cours en Italie et en Espagne a été effectué dans les années 1980 par Thatcher et Reagan. Donc, le Royaume-Uni et les États-Unis ont accompli les « bonnes » réformes que l’Europe continentale, à l’exception de l’Allemagne, tarderait à faire. Par conséquent, les deux pays que séparent un océan et la même langue devraient avoir des résultats bien meilleurs que ceux de la France.

2. Or, qu’en est-il ? Déficit public en pourcentage du PIB cumulé à fin 2010 : États-Unis, 89 pour cent, France, 84, Royaume-Uni, 79 et Allemagne, 79. Déficit public annuel en 2012 en pourcentage du PIB selon les statistiques de The Economist : États-Unis - 7,8%, Royaume-Uni, - 7,6, France - 4,7. Sauf erreur, les dettes publiques des deux pays anglo-saxons croitront en 2012 encore plus vite que celle de la France et sont à un niveau comparable voire supérieur pour les États-Unis. Pour les déficits de la balance courante prévus en 2012, indicateur qui mesure ce que le pays doit emprunter à l’étranger, les États-Unis sont en pourcentage du PIB à - 3 pour cent, le Royaume-Uni à - 1,4 et la France à - 2,1. Pas de quoi pavoiser donc pour des pays dans lesquels le droit du travail a évolué, il y a trente ans, en réduisant les protections des salariés et l’influence des syndicats. La relation de cause à effet entre droit du travail et situation des finances publiques ne semble pas établie par l’exemple anglo-saxon. Quand on compare l’évolution de la dette publique entre 2006 et 2010, mesurant ainsi une sorte de coût de la crise (source CIA Factbook), on voit que le Royaume-Uni arrive juste derrière l’Irlande et la Grèce, les États-Unis quatrième et l’Italie de Berlusconi, bonne dernière. L’Italie a le moins augmenté sa dette publique pendant la crise. Bien sûr, ce pays était déjà très endetté en 2006. Dans les deux cas, néanmoins, la France fait plutôt mieux que les Anglo-saxons. L’Irlande ne fait pas la une des médias, mais se trouve dans une situation préoccupante. On voit que The Economist utilise les statistiques macro-économiques de façon sélective, sans les mettre en perspective de durée ni les comparer, ce que nous essayons de faire ici. Le but est d’asséner son message, qui est clairement idéologique.

3. The Economist est convaincu, et cela devrait être évident à toute personne sensée, que la mondialisation est source de prospérité. Cela dépend évidemment du point de vue selon lequel on se place. Le journal cite souvent, et à juste titre, les dizaines de millions de Chinois, Indiens et autres qui ont pu s’insérer dans le système de production global comme des gagnants de la mondialisation. Sans aucun doute, les places financières ont également été parmi les grands gagnants. Wall Street, la City mais aussi Luxembourg, Singapour, Hong Kong ont bénéficié immensément de l’accroissement colossal des liquidités mises en circulation durant les trente dernières années. Mais, les plus grands bénéficiaires de la financiarisation et de la privatisation de l’économie induite par la mondialisation sont les propriétaires de la liquidité, appelés les investisseurs. Fonds de pension bien sûr, fonds souverains, mais aussi personnes privées, familles qui ont vu leur fortune et leur part dans le PIB croître fortement au détriment des autres catégories. Les Grecs et les Argentins, qui vivent ou ont vécu un désastre social, les Russes, dont la transition vers l’économie de marché aura couté dix ans d’espérance de vie, pourront avoir un avis très différent sur la question. Il en va de même des pays du Sud qui restent exportateurs nets de capitaux vers le Nord. Entre 2000 et 2010, les salaires allemands ont baissé en termes réels, c’est-à-dire déduction faite de l’inflation, de 2,5 pour cent2. Cette baisse a atteint 20 pour cent pour les bas salaires. L’espérance de vie des 15 pour cent les plus pauvres a baissé en Allemagne sur la dernière décennie. La Chine elle-même paie un lourd tribut en termes écologiques et sociaux pour ses excédents commerciaux. Il conviendrait donc de faire un bilan de la mondialisation qui aille au-delà de l’évolution du produit intérieur brut et tienne compte aussi des coûts sociaux et écologiques.

4. Enfin, The Economist ne nous promet pas les chars soviétiques à Paris en cas de victoire de François Hollande, mais plutôt les traders de Goldman Sachs. Sans fard, le magazine annonce que quelques semaines suffiront aux marchés pour faire capituler n’importe quel gouvernement français. Dans son style assez inimitable, The Economist se demande comment il se fait que les électeurs français et leurs responsables politiques soient assez stupides pour ne pas s’en rendre compte. Sur ce dernier point, nous pouvons faire toute confiance au journal. Il soutiendra et justifiera de toute sa crédibilité, ce qui pourrait bien être une attaque spéculative sur la dette française dès lors que le président élu ferait une politique qui ne soit pas alignée sur la doxa des marchés.

Le règne des marchés que The Economist rappelle est la suite de la privatisation de l’émission de la dette publique décidée en France par une loi du 3 janvier 1973 et inscrite dans le Traité de Lisbonne à l’article 123. C’est l’article qui interdit à la Banque centrale européenne de prêter aux États. Lors de l’élection française, cette loi et son corolaire européen se sont trouvés contestés aussi bien par Marine Le Pen que par Messieurs Mélanchon, Cheminade et Dupont-Aignan. Ces candidats réunis, aux visions du monde bien différentes par ailleurs, ont recueilli au premier tour, dimanche 22 avril, plus de 30 pour cent des voix. François Hollande s’est déclaré pour sa part pour la séparation des activités bancaires entre banque commerciale et banque d’affaire. De plus, le candidat du PS se prononce pour la renégociation du traité européen sur la réduction des déficits et l’automaticité des sanctions. On retrouve ici des thèmes qui ont structuré la campagne du référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005.

Messieurs Sarkozy et Hollande étaient tous deux des partisans du Oui au traité constitutionnel. Tous deux ont été d’accord pour contourner le Non au référendum en faisant adopter le Traité de Lisbonne par le Parlement. Ils sont d’accord sur le nécessaire retour à l’équilibre budgétaire. Mais, il est probable que, dans le face-à-face qui a commencé, Nicolas Sarkozy attaquera son concurrent sur la nécessité des réformes demandées par les marchés et prétendra qu’il est mieux placé que François Hollande pour les mener à bien. Le candidat sortant rappellera probablement l’aventure de 1981 sur le thème de « moi ou le chaos ». Il restera toutefois attentif à ne pas trop incarner la volonté de la finance, car cette idée réveille en France le souvenir romantique de 1789 quand la France changea le monde et fit face à la coalition de tous ses voisins. Ce souvenir, certes d’un autre temps, reste prégnant dans l’imaginaire collectif de ce pays. Les cortèges nombreux y ont défait maints projets de réforme. Cet élément de la culture locale échappe facilement à l’observateur étranger.

1 L’article est disponible en ligne sur http://www.economist.com/node/21551478
Jean-Luc Karleskind
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