d'Land: La saison 2005-2006 est la première dont vous ayez entièrement assuré la programmation. Quelles sont, selon vous, les principaux changements, les éléments qui la démarquent le plus clairement de la programmation de votre prédécesseur, Philippe Noesen?
Charles Muller: Au vu de nos moyens et de l'augmentation de l'offre culturelle, j'ai opté pour une réduction du nombre de spectacles par an pour pouvoir, de l'autre côté, investir des sommes plus conséquentes dans des productions, par exemple d'une opérette. Je veux concentrer les moyens afin d'augmenter la qualité de l'offre. Comment est-ce que vous définissez alors la «qualité»?? Pour qu'un spectacle m'intéresse, il faut qu'il soit captivant, unique et il faut qu'il ait un rapport direct avec l'esprit du temps, avec la société dans laquelle nous vivons. Le caractère unique, ce qui rend une production incomparable, différente de toutes les autres, c'est le talent des artistes, que ce soit le metteur en scène, le scénographe ou les acteurs. Mais cette définition n'exclut en aucun cas une approche pluraliste, elle englobe des esthétiques qui peuvent être très différentes.
Historiquement, le Théâtre d'Esch a toujours été plutôt francophile, alors que vous avez surtout fait votre parcours en Allemagne, où règne une tout autre tradition théâtrale. La programmation va donc forcément s'en ressentir aussi…
En réalité, il est beaucoup plus facile d'attirer des théâtres français, même à court terme, que de nouer des contacts avec des théâtres allemands, qui travaillent davantage sur un répertoire fixé beaucoup plus longtemps à l'avance. Donc, j'ai pu très vite concevoir une programmation française qui corresponde à une des deux grandes lignes thématiques que je me suis données pour cette saison, les relations humaines d'une part et l'homme au travail, ses conditions de vie de l'autre.
Ces dernières années, le Théâtre d'Esch était surtout un théâtre d'accueil, à deux ou trois exceptions près - généralement une production de danse et une ou deux de théâtre par an. Cette saison, vous produisez plusieurs spectacles vous-mêmes. Une volonté affichée d'investir davantage dans la création?
Je considère ces productions comme un essai : il faut voir comment le public va réagir, s'il va venir. Dans un deuxième temps, c'est un de mes buts affirmés de faire circuler des productions «made in Esch» en Europe, de les amener à un tel niveau qu'elles puissent s'exporter. Et puis, vous avez choisi d'y participer activement, en tant que metteur en scène aussi. Pourquoi??
Je suis persuadé que c'est très important pour moi en tant que directeur, d'avoir un vrai contact avec les gens qui travaillent au théâtre. D'abord parce que je suis resté artiste, malgré le fait que je sois désormais aussi directeur, et puis aussi parce je ne veux en aucun cas m'enfermer dans une tour d'ivoire, mais je veux participer à la vie quotidienne de la maison, savoir comment travaillent les gens, ce qui fonctionne et ce qu'on pourrait améliorer. Mais ce ne sont que deux mises en scène sur toute une saison, Scènes de la vie conjugale d'Ingmar Bergmann avec Frank Sasonoff et Irina Fedotova en janvier et Endspill, Beckett dans une traduction luxembourgeoise de Guy Wagner, avec entre autres Claude Mangen et Jules Werner, en avril.
Dans les accueils, vous avez changé certaines choses aussi : des troupes qui venaient régulièrement ne font plus partie de vos invités, elles ont été remplacées par de nouveaux noms. Comment les avez-vous sélectionnées?
J'ai essayé de décentraliser mes choix, surtout en France, où les centres dramatiques nationaux offrent vraiment de l'excellent théâtre. J'ai par exemple invité Les Sublimes, un spectacle qui vient de Lille et allie le théâtre à de la vidéo et du cirque. D'ailleurs, nous avons invité ce spectacle en collaboration avec la Kulturfabrik, ce qui est une autre nouveauté: nous avons approfondi la collaboration entre les instituts culturels eschois, aussi avec le Conservatoire. Nous nous consultons régulièrement, ne serait-ce que pour avis, mais aussi pour réduire les coûts de chacun, pour mieux gérer nos frais respectifs. Et je dois dire que cela fonctionne très bien, que notre échange est très fructueux.
Comment vous positionnez-vous alors par rapport aux autres théâtres, dans la capitale, notamment le Grand Théâtre? Concurrence, collaboration ou complémentarité? Complémentarité, sans hésiter! D'abord parce qu'on ne peut pas comparer ces deux maisons. Nous nous positionnons plutôt dans les niches, nous faisons avant tout du théâtre, alors que Frank Feitler peut viser les très grandes productions dans le domaine de la danse par exemple. Ma mission ici est de trouver des artistes qui soient prêts à venir malgré la modestie de nos budgets – parfois, nous ne pouvons offrir que le tiers des salaires usuels à l'étranger. Et puis, notre maison n'est guère équipée pour les productions, il ne faut pas oublier que nous n'avons ni atelier de couture, ni accessoiristes, ni grand atelier de production de décors… Dans de petites maisons comme la nôtre, chaque production demande un surplus en travail et en engagement de chacun.
Quel est votre public? Il se compose d'Eschois, mais aussi beaucoup de frontaliers de la Grande Région? À quel point la sociologie du public influence-t-elle votre programmation?
Pour moi, il est clair que je ne veux pas seulement remplir la salle à 80 pour cent, mais je me pose en permanence la question de savoir comment je la remplis, avec quel genre de théâtre. Je veux offrir de la qualité. Ceci dit, je suis conscient du fait que le public veut aussi être diverti, qu'il y a une réelle demande pour l'opérette et les comédies musicales donc, bien que ce soient pas mes dadas, je veux répondre à cette demande. Parce que j'admire chacun de nos spectateurs qui se déplace au théâtre, qui fait un effort pour vaincre la paresse naturelle et éteindre la télévision pour venir chez nous. Cela mérite le respect, c'est pourquoi nous essayons d'offrir un programme excitant – ainsi, nous avons augmenté les budgets de l'offre musicale, opéra, concert, opérette, pour attirer de meilleures productions. Notre public se compose à 35 pour cent de frontaliers, nous ne voulons pas les perdre. Mais je veux aussi reconquérir le public local et régional, qui s'est un peu éparpillé ces dernières années, peut-être parce que la capitale a gagné en attractivité. Puis, avec une tournée dans les lycées et par notre collaboration avec Namasté, je veux davantage motiver le très jeune public, les adolescents, à venir au théâtre. Ma démarche semble être la bonne, les réactions à notre programme sont très positives, certains spectacles sont même déjà sûrs de se jouer à guichets fermés.