Musique classique

Olympe symphonique

d'Lëtzebuerger Land du 17.05.2019

Moins connu que les Philharmoniques de Berlin, Vienne, Amsterdam ou Chicago, l’Orchestre national de l’Académie Sainte-Cécile n’en est pas moins une vénérable institution de 111 ans d’âge qui peut se prévaloir d’avoir été dirigée par les plus grands noms de la baguette tels que Toscanini, Furtwängler, Bernstein, Karajan ou, de nos jours, Gergiev, Thielemann, Dudamel, Gatti. Il est, par ailleurs, le premier orchestre italien à se consacrer exclusivement au répertoire de la musique symphonique. Or, depuis que l’élégant et séduisant Sir Antonio Pappano, ex-assistant de Barenboïm à Bayreuth et ancien directeur musical à la Monnaie de Bruxelles, a repris les rênes de la phalange en 2005, il vole de succès en succès, et se construit une réputation internationale des plus flatteuses.

Hôte, ce lundi, de la Philharmonie, les musiciens transalpins ont démarré la soirée sur les chapeaux de roue avec l’une des pièces orchestrales les plus populaires de Moussorgski, l’hallucinante Nuit sur le Mont Chauve dans sa mouture originale de 1867. De cette musique effrayante et tourmentée, d’un expressionnisme haut en couleur et typiquement russe dans sa démesure même, une partition qui est le fait d’un compositeur qui n’a jamais prétendu écrire de la musique « belle » et bien propre, qui réponde aux normes d’une certaine bourgeoisie bcbg, Pappano et ses troupes donnent une lecture au vitriol à force d’en accentuer les contrastes dynamiques, de coller au plus près au climat maléfique et fantasmagorique de ce sabbat des sorcières, et ce, sans débordements inutiles qui trop souvent oblitèrent cette page, mais avec toute cette densité qui est l’apanage d’une vision musclée, fulgurante et tranchante comme de l’acier trempé. Une Nuit terrifiante, qui, traversée de grondements de tonnerre des contrebasses (au nombre de neuf !) et d’éclairs fracassants des cuivres, ne s’oublie pas de sitôt.

Après cette capiteuse splendeur sonore, place à un Bartok dense et dru, celui du Concerto pour violon n° 1 Sz. 36. Il existe des concertos pour violon (ceux de Mozart, par exemple), où le soliste flirte en quelque sorte avec l’orchestre. Mais il en existe également où soliste et orchestre se lancent littéralement les notes à la figure. C’est le cas dans cette fougueuse œuvre de jeunesse du compositeur magyar. Moins médiatisée que sa compatriote, la Géorgienne Khatia Buniatishvili, Lisa Batiashvili, native de Tbilissi mais Munichoise d’élection, est pourtant une valeur sûre du violon au point de faire partie désormais de l’élite mondiale de sa corporation. Dès l’abord, elle fascine par la pureté de son et l’éloquence racée de son archet. Aucune virtuosité superfétatoire, mais un jeu survolté, sous-tendu par une énergie qui évite l’ostentatoire tout en étant d’une intensité incandescente, et qui se joue avec un aplomb confondant des hardiesses chromatiques et des grandes difficultés rythmiques de cette œuvre mal aimée. Ce qui n’empêche pas l’ensorcelante Lisa de faire montre d’une sensibilité chaleureusement méditative dans les passages introvertis et dans le bis dvorakien. Très présent par-delà sa relative discrétion, chauffé à blanc et explosant quand il le faut, l’ONASC assure la violoniste d’un accompagnement que, d’une baguette de maître, Pappano tisse à coup de sensualité méridionale, enraciné qu’il est par son arbre généalogique dans la péninsule italique.

La soirée s’achève en apothéose et sur une note féerique avec la rutilante suite symphonique Shéhérazade, inspirée à Rimski-Korsakov par le conte des Mille et Une Nuits. Avec Pappano, enchanteur à la baguette magique, pas d’histoire soporifique, pas de conte à dormir assis, pas la peine de se pincer pour ne pas piquer du nez, comme cela arrive hélas trop souvent, tant bon nombre d’orchestres achoppent sur le climat onirique orientalisant de cette page. Maestro Pappano la dirige en effet comme s’il avait mangé du cheval et était inspiré par Euterpe. Si ce pur joyau n’est plus si souvent joué de nos jours, c’est sans doute parce qu’il requiert quantité de qualités : homogénéité des pupitres, clarté permettant d’éviter les dangers d’une orchestration très lourde, et de remarquables solistes (violoncelle, hautbois, flûte, mais surtout un premier violon au-dessus de tout soupçon). Autant d’atouts dont dispose Pappano, et qui ont concouru à une entreprise dionysiaque d’une musicalité irrésistible. Le rêve, quoi !

Footnote

José Voss
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