Musique classique

Wolfgang amadoué

d'Lëtzebuerger Land du 01.03.2019

Jean Muller n’en est pas à un défi prométhéen près. Après avoir joué et gravé, entre 2007 et 2009, les 32 Sonates de Beethoven (intégrale dont nous nous sommes faits l’écho dans ces colonnes), voilà en effet qu’entre août 2016 et janvier 2017, notre super-soliste a récidivé en se lançant à corps et à cœur perdus dans un autre marathon pianistique : exécuter et enregistrer les 18 Sonates de Mozart. Une intégrale qui – disons-le tout de go – a été chaleureusement accueillie, tant par le public que par la critique. Ce qui est d’autant plus remarquable que la concurrence, dans ce genre de répertoire, est rude. Quel peut bien être le secret de cet artiste hors pair, qui a plus d’une corde à son art, lui qui parvient à mener de front, avec un égal bonheur et succès, une prestigieuse carrière internationale de pianiste et d’importantes responsabilités en tant que directeur artistique de l’Orchestre de Chambre du Luxembourg et professeur au Conservatoire de la Ville de Luxembourg ?

Une fournée de quatre Sonates en forme de coups de foudre, comprenant les K 281, 331, 332, 570, constitue comme une première étape dans la conquête de ce nouvel intimidant Everest pianistique aux vertigineux à-pics et aux périlleuses glissades mélodiques et harmoniques. Quatre grands moments d’émotion, qui donnent d’entrée de jeu le ton de l’univers musical de cette intégrale.

« Trop simple pour les enfants, trop compliqué pour les adultes », aimait à dire le célèbre pianiste Arthur Schnabel, passé maître dans l’art de jouer Mozart. On ne saurait mieux dire, tant la musique énigmatique du génial Wunderkind reste un défi, même pour des virtuoses du troisième type comme notre Jean Muller, qui n’avait que huit ans lors de sa première apparition publique, où il créa une œuvre de son compatriote Alexander Mullenbach.

L’enjeu de cette intégrale étant d’une tout autre envergure, nous ne nous contenterons évidemment pas de répéter ici ce que nous écrivions, il y a un peu plus d’un an, à propos de son interprétation en concert (c’était au Conservatoire de la capitale) des K 311, 330, 331, 570.

Débordant de trouvailles mélodiques et thématiques, savant dosage de coquetterie, de parodie et de poésie, la Sonate K 332 qui ouvre l’album est l’une des plus populaires en même temps que l’une des plus « mozartiennes ». Sous les doigts virtuoses de Muller, un flamboiement mâle « ébouriffe » cette partition qui, nonobstant ce que pourraient suggérer tels passages charmants, ne demande d’ailleurs que ça. Dans l’approche « amphétaminée » qu’en défend Muller (lequel, du reste, n’a rien d’un gringalet), une conception qui est loin de tout badinage futile, de toute frivolité mièvre, de toute ornementation superficielle, d’effets faciles de manche ou de hanche, la sonate n’est pas un soliloque, mais un dialogue vivant, mis en scène par un homme de théâtre-né, Mozart pensant personnage et situation avant thème et variation. Et que dire de la cantilène de l’Adagio médian, l’un des temps forts de cette page ? En l’écoutant dans l’interprétation inspirée qu’en donne Jean Muller, on ne peut pas ne pas penser à Wagner qualifiant Mozart de « génie de la lumière et de l’amour ».

La Sonate K 281 se distingue par l’humour et l’esprit qui la traversent de part en part, à l’exception peut-être du mouvement lent, marqué Andante amoroso, romance parfois considérée – à tort – avec condescendance. Là encore, pas de mignardises, mais du tempérament à revendre, gage d’une forte personnalité et de cette joie de jouer qui n’appartient qu’aux plus grands.

Chef-d’œuvre insurpassable, la Sonate K 331 est aussi l’une des plus plébiscitées, notamment à cause de son célébrissime Rondo « alla turca », dont le thème orientalisant se grave si fortement et si profondément dans la mémoire, mais sans doute aussi en raison du noble Menuetto, où Mozart dit ce qu’il a à dire. Si la « turquerie » est prise, dans un tempo « supersonique » pour ne pas dire – mais cela n’engage que nous – un brin trop rapide, il n’en demeure pas moins que le piano mullérien brille ici par son mordant imaginatif, sa volubilité péremptoire, son articulation acérée. « Idéal de la sonate pour piano » selon Alfred Einstein, présentant les premiers signes du style du Mozart de la dernière période, la K 570 qui clôt ce premier CD de l’intégrale vaut surtout par sa texture proprement cristalline, fruit d’un beau travail de contrepoint. Avec, à la clé, un art dépouillé, sans être pour autant décharné. Sommet émotionnel de l’œuvre : l’Adagio, « digne des plus hautes inspirations de Mozart » (Guy Sacre), épanchement du cœur, confidence sonore où l’âme d’Amadée se met à nu. Où il appert que Mozart peut être « grave » – au sens étymologique du terme, i.e. dense –, même dans son apparente fluidité et simplicité heureuse, dans ses thèmes gais (« divin » Mozart, n’est-ce pas ?) comme dans ses envolées inquiètes, loin d’on ne sait quelle légèreté viennoise, et qui sont comme autant de blessures secrètes que seuls peuvent comprendre ceux qui les ont un jour vécues ou des médiums de la trempe d’un Jean Muller qui ont l’art de nous les faire partager.

Du très grand piano. Un régal musical, grâce à tout ce qui fait les qualités du merveilleux et admirable pianiste dont peut se prévaloir notre pays, et qui fait sa fierté : maîtrise technique, sonorité profonde, rigueur rythmique, netteté de la construction, raffinement des phrasés, vélocité limpide, émotion communicative mais ennemie de tout pathos, intelligence musicale également sensible à la justesse de l’agogique et à la beauté du chant instrumental, jeu tout de pudeur, où tout est pensé, pesé, peaufiné, sans rien d’autre que la musique, toute la musique.

Enregistrements réalisés, entre août 2016 et janvier 2017, au Grand Auditorium du Conservatoire de la Ville de Luxembourg. Producteur et ingénieur du son : Marco Battistella. Minutage : 70:44. Image sonore parfaitement lisible et très bien équilibrée. Notice bilingue allemand/anglais, signée… Jean Muller. Référence : HC18068. info@haensslerprofil.de.

José Voss
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