Aucune comparaison possible entre l’après-1981 et l’afflux d’argent dans les banques luxembourgeoises et le scrutin présidentiel de 2012, dont l’issue rassure peu les Français fortunés

À nous, les riches Français !

d'Lëtzebuerger Land du 20.04.2012

Quelle que soit l’issue du scrutin présidentiel, au soir du 6 mai prochain, les milieux d’affaires luxembourgeois regardent la situation en France comme une bénédiction : si personne ne se fait d’illusions, ici, sur l’improbable venue d’évadés fiscaux ni de valises bourrées d’argent « gris », comme ce fut le cas en 1981, avec la vague de nationalisations des banques et l’arrivée des communistes au gouvernement, épouvantails des riches et même des classes moyennes à l’époque, on se prépare néanmoins à un afflux de business supplémentaire en raison des incertitudes qui pèsent sur la manière dont les grandes fortunes et le capital seront traités dans l’hexagone, en quête de moyens financiers pour assurer son train de vie. On s’attend donc davantage à des « relocalisations » au grand-duché de sociétés, notamment financières, et de leurs dirigeants qu’à une vague d’immigration « choisie » de High net worth individuals (HNWI), plus attirés par les havres suisse ou belge que par le choix de se faire résident luxembourgeois un peu plus de la moitié de l’année. Quant aux petits clients, c’est-à-dire ceux qui disposent de sommes inférieures au million d’euros, ils ont été « chassés » des banques de la place, ou sont en passe de l’être en raison des dispositions anti-abus à l’échelle internationale rendant problématique ce genre de clientèle qui ne reviendra sans doute pas.

Les propositions des principaux candidats à la présidentielle sur la fiscalité, de l’exit tax pour les exilés fiscaux du sortant Nicolas Sarkozy à la taxation à 75 pour cent des revenus supérieurs à un million d’euros par an sortie du chapeau du socialiste François Hollande, ne sont pas de nature à rassurer les détenteurs de gros capitaux ni les entrepreneurs. Pas plus d’ailleurs que l’animosité « anti-CAC 40 » que les candidats de gauche comme de droite alimentent auprès des classes populaires en stigmatisant sans cesse le monde de la finance.

Si elle devait passer, la gauche française n’aurait pas à faire la chasse aux exilés fiscaux au Luxembourg, car malgré les assertions des ténors du parti socialiste, cette catégorie de gens doit pouvoir se compter sur les doigts de la main. « Les vrais patrons se trouvent à Bruxelles ou sur les bords du lac Léman, à Lausanne, Vevey ou Montreux », indique un gestionnaire de fortune qui connaît bien la clientèle française. Londres, les Iles Baléares et Madère sont aussi des destinations prisées pour ceux qui fuient la France et y sortent leurs capitaux.

Les listes électorales pour 2012 comptabilisent 16 680 inscrits au grand-duché, contre 12 900 lors du scrutin présidentiel de 2007, indique Philippe Poirier, chercheur à l’Université du Luxembourg et un des piliers de l’association des Français du Luxembourg. Parmi les 4 000 nouveaux inscrits, très peu de Français ont le profil de l’évadé fiscal tel qu’il existe à Bruxelles ou en Suisse, assure-t-il.

Ainsi, beaucoup des « nouveaux arrivants » français sont d’anciens frontaliers, souvent de la région de Metz, qui ont choisi de s’installer au Luxembourg pour des raisons de commodité ou parce que leur employeur les y incitait fortement. D’autres sont venus de plus loin. Ils ont été assez nombreux à s’être expatriés au grand-duché entre 2009 et 2011 : la crise et l’absence de débouchés de travail leur ayant fait franchir le pas. On chercherait vainement, parmi les 4 000 nouveaux Français du Luxembourg, des profils d’évadés fiscaux.

Ce n’est d’ailleurs pas faute d’avoir essayé de les attirer au grand-duché. Sans doute que les tergiversations des autorités à créer un climat propice aux résidents étrangers argentés et leurs réticences de principe à leur aménager un régime fiscal dérogatoire attractif ont contribué à la modestie du bilan. Au nom de l’équité fiscale, le gouvernement ne s’est jamais montré très inventif pour faire venir ou faire rester des expatriés, quelle que soit d’ailleurs la nature de l’exil, fiscal ou professionnel. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à regarder les hésitations dont il a fait preuve pour l’aménagement, en 2011, de timides passe-droits fiscaux pour les expatriés (achat d’équipements ménagers, déductions pour les frais de déménagement).

Au début des années 2000, ce fut pourtant un objectif implicite d’une réforme de la fiscalité du patrimoine de faire du Luxembourg, à l’instar de la Suisse, une destination des Européens fortunés en quête d’un havre de paix fiscal. Les autorités, mis à part quelques députés du CSV décomplexés, n’ont jamais ouvertement osé faire la promotion de l’idée d’un Luxembourg pour les boat people fortunés. La timidité de la réforme (par rapport aux dispositions de places concurrentes comme le forfait fiscal de certains cantons suisses), qui s’était notamment traduite par l’abolition de l’impôt sur la fortune pour les personnes physiques et l’introduction d’une retenue à la source libératoire de 10 pour cent sur les revenus des capitaux, a fait jusqu’à présent peu d’émules parmi la jet-set de la « Vieille Europe ».

Un groupe de réflexion constitué d’opérateurs du secteur financier proches du ministre du Trésor et du Budget de l’époque, Luc Frieden, CSV, avait même tiré des plans sur la comète et pensait qu’en dix ans, le Luxembourg s’enrichirait de la venue de 8 000 à 12 000 familles HNWI, dont la présence à résidence aurait eu un effet sur le produit national brut entre 420 millions et 1,2 milliard d’euros par an. Ils auraient rapporté chaque année aux recettes publiques entre 72 et 198 millions d’euros. C’eût été aussi le jackpot pour les banques, qui espéraient à leur tour tirer près de 400 millions d’euros de recettes supplémentaires par an de la manne des exilés fiscaux.

Dix ans après, le tableau de chasse reste plutôt modeste : peu de Français ont accroché à l’hameçon. Davantage d’Allemands, bien qu’ils ne fassent pas légion non plus. Sur la rive luxembourgeoise de la Moselle, quelques agents immobiliers se sont essayés à promouvoir les belles demeures, mais sans grand succès.

Les Européens de l’Est et les ressortissants de Russie ou d’Ukraine ont en revanche montré de bonnes dispositions à choisir le Luxembourg comme lieu de résidence principale. L’œuvre des banques allemandes principalement, qui se sont montrées plutôt agressives dans le démarchage de cette clientèle surtout séduite par le côté sécuritaire qu’offre un déménagement au grand-duché. Les élections présidentielles russes en mars dernier ont fourni une démonstration du poids grandissant de la communauté russe au Luxembourg : il y avait la queue jusque dans la rue pour aller voter. Une compagnie luxembourgeoise de jets privés tire plus de 30 pour cent de son chiffre d’affaires de la clientèle russe.

En 2003, les espoirs de la communauté financière luxembourgeoise s’appuyaient également, à côté de la venue des HNWI, sur l’implantation en masse de « sociétés européennes », tablant sur l’arrivée en dix ans de 1 500 à 4 000 structures de ce type générant la création de 4 000 à 10 000 emplois et des rentrées fiscales annuelles entre 200 et 540 millions d’euros pour l’État. Là aussi, on est sans doute encore loin des prévisions initiales. Il est vrai toutefois que le Luxembourg est devenu une place de choix pour les « relocalisations » de sociétés de France vers le Luxembourg et que les élections présidentielles françaises pourraient accélérer le mouvement. L’arsenal juridique est en place : Fonds d’investissement spécialisés et dans une moindre mesure les sociétés de patrimoine familial, Ersatz des holdings relevant de la loi de 1929, dont le décollage est jusqu’à présent resté décevant. Le groupe français de services informatiques Sword Group a annoncé récemment vouloir transférer son siège social au Luxembourg, malgré l’hostilité de certains de ses actionnaires et l’émoi que cette décision a créé dans l’opinion publique.

« Il y a énormément de gens qui s’intéressent à nous en France », souligne un gestionnaire. « Si François Hollande passe, poursuit-il, et qu’il fait ce qu’il a dit, le Luxembourg deviendra très attractif, non pas comme lieu de résidence, mais comme lieu de ‘booking’ des affaires. » Il s’agit d’attirer des sociétés financières, notamment des gérants de fonds d’investissement, et de leur démontrer les avantages d’une implantation au Luxembourg. La structure peut rester légère et garder un pied en France  : une adresse et un secrétariat dans la capitale grand-ducale suffisent souvent. Les salariés relèvent d’un contrat de travail luxembourgeois sans pour autant y être physiquement présents à l’année. À terme, il faudra faire le compte des avantages de ces formules et déterminer quels en seront les risques, notamment en termes d’image.

Les flux, dans ce type de business, se comptent en tout cas en dizaines voire en centaines de millions d’euros. Rien à voir avec les porteurs de valises des années 1980, familiers du train Paris-Luxembourg. Une autre époque s’ouvre désormais.

Véronique Poujol
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