En quête de virginité, alors qu’il fut dans les années 1990 et 2000 le symbole de ce que l’oligarchie russe pouvait faire de pire, Arcadi Gaydamak revient à la charge et accuse tous azimuts ses anciens partenaires luxembourgeois de l’avoir spolié. Pas tous, bien sûr, mais les alliances, dans le volet financier de l’affaire de l’Angolagate qui se joue principalement au Luxem[-]bourg, se nouent aussi vite qu’elles se défont. L’Angolagate a tenu la France en haleine dans les années 2000 avec un retentissent procès qui fit comparaître le fils d’un ancien président de la république : l’affaire mélange un trafic d’armes entre la France et l’Angola et une escroquerie liée à la renégociation de la dette angolaise, rachetée par la Russie et dont Arcadi Gaydamak fut l’intermédiaire. À ce titre, il toucha une grosse commission qu’il dissimula au Luxembourg.À Paris, il fut condamné à six ans de prison, bien qu’il ne comparut pas au procés, ayant fui la France pour Israël.
À Luxembourg, l’intermédiaire, dans la posture improbable de victime d’une machination montée initialement pour lui rendre service et faire sortir en catimini sa fortune des banques grand-ducales – environ 1,8 milliard de dollars, selon les dires de l’intéressé –, contre-attaque : le 26 avril prochain, un de ses avocats devrait plaider devant un juge des référés une demande en communication de documents susceptibles d’apporter la preuve qu’il est bien le propriétaire unique de sociétés écrans logées dans les Iles vierges britanniques ayant servi de voies de retranchement lorsque la justice luxembourgeoise s’est intéressée de très près à l’origine de son argent (lire d’Land des 24.03.2005, 01.07.2010 et 16.09.2010) et qu’il était devenu persona non grata dans les établissements financiers occidentaux. La curiosité de la cellule anti-blanchiment luxembourgeoise avait été éveillée à l’époque par des soupçons de blanchiment de la part de la justice israélienne. La banque Hapoalim et sa filiale luxembourgeoise étaient alors au cœur des investigations des policiers israéliens qui débouchèrent ensuite vers les banques IBL/Sella Bank et Alcor Bank au Luxembourg : la première subira un plan social qui lui vaudra des coupes claires dans ses effectifs et une scission de ses activités (les actifs pourris seront transférés dans la structure financière Miret s.a., tandis que les actifs sains iront loger dans la banque BPP, devenue récemment Banque de patrimoines privés, dans laquelle on retrouve André Roelants, ex-CEO de Dexia Bil, comme administrateur), la seconde ne survivra pas au scandale et fit l’objet d’une liquidation.
Derrière l’aspect procédurier de l’assignation en référé introduite le mois dernier par Arcadi Gaydamak, et dont le Land a obtenu une copie, de vrais enjeux financiers se profilent. Tant pour l’homme d’affaires, qui veut récupérer ses millions de dollars prétendument envolés, que pour les banques de la place et leur responsabilité en cas d’évaporation des fonds de leurs clients. Sur ce point, les avocats de Gaydamak ne désespèrent pas que la justice luxembourgeoise se montre un peu plus conséquente qu’elle ne l’a été jusqu’à présent dans les affaires liées à l’escroc américain Bernard Madoff, dont les victimes peinent toujours à récupérer leur mise dans plusieurs fonds d’investissement réglementés (Luxalpha, Luxinvest, Rafale et Harald Lux) et s’inquiètent de l’interprétation que les tribunaux font des directives européennes sur les obligations des banques dépositaires des fonds d’investissement à indemniser les clients détroussés.
Le cas Gaydamak est bien sûr très différent de celui des victimes de Madoff. Ici, l’action est faite au nom de l’obligation générale de restitution de résultat des banques, que ni la doctrine ni la jurisprudence n’ont jamais remise en question. On trouvera d’ailleurs à son affaire davantage de parenté en revanche avec les larçins « ordinaires », qui ont fait le menu du Luxembourg lorsque les flux d’argent sur la place financière ne voulaient pas déclarer leur origine plus ou moins suspecte. Des opérateurs du secteur financier peu scrupuleux avaient flairé le filon, spoliant leurs clients, qui n’avaient plus alors que leurs yeux pour pleurer. De peur qu’en saisissant la justice, ils n’aient à se justifier sur l’origine de leurs fonds.
Le montage juridico-financier complexe inventé en 2001 par une fiduciaire luxembourgeoise pour dissimuler l’argent de Gaydamak passe par une myriade de sociétés exotiques et des structures destinées à brouiller les pistes remontant jusqu’à lui, que l’on comparerait volontiers à des poupées russes s’emboitant les unes dans les autres. L’homme d’affaires accuse aujourd’hui les responsables de la fiduciaire, qui apparaissent désormais en leur nom propre comme les ayants-droit des sociétés-écran, d’avoir partiellement détourné sa fortune. Ces derniers affirment en revanche que Gaydamak, dans un élan de magnanimité, leur aurait légué une grande partie de sa fortune. Les documents bancaires et les procurations ne laissent planer peu de doute sur l’ayant droit : Arcadi Gaydamak ou Bar Lev, son nom juif. Il est sans le moindre doute, écrit son avocat, « le seul et véritable propriétaire » des sociétés écran Dresben, Iksan et Castrol ainsi que des fonds d’investissement (Doxa Fund Ltd, Global Alpha Star Fund Ltd, Premium Fund Ltd) que ces structures exotiques contrôlaient à leur tour.
Le coup de la spoliation est un grand classique dans la panoplie criminelle financière au grand-duché et Gayda[-]mak n’en est pas, de loin, la première victime. En 2005, les avoirs de l’intermédiaire, alors au cœur de l’Angolagate, sentent le soufre. Sur demande orale de la justice israélienne, ses comptes sont bloqués au Luxembourg. Israël curieusement n’ira pas jusqu’au bout de la procédure et n’adressera jamais, comme le veut pourtant la loi sur l’entraide en matière pénale internationale, de commission rogatoire au grand-duché. De manière tout aussi étonnante, la justice luxembourgeoise se montrera peu perspicace : aucune enquête pour blanchiment ne sera diligentée sur le plan national, ce qui aurait dû être le scénario le plus logique et aurait eu au moins le mérite de bloquer les fonds au Luxem[-]bourg. En 2005, sous la foi d’un proche de la fiduciaire luxembourgeoise, jurant ses grands dieux que les millions de dollars saisis chez IBL/Sella Bank et Alcor Bank appartenaient à une fondation religieuse (lire par ailleurs), les comptes en banque sont débloqués et l’argent fuit illico le Luxem[-]bourg. Direction Chypre, juridiction moins regardante sur la provenance de l’argent que ne l’est le Luxembourg.Arcadi Gaydamak estime les montants en jeu à 1,8 milliard de dollars (mai 2006). Cette somme est toutefois sujette à caution et fluctue en fonction des sources. Un rapport de police que le Land s’est procuré évoque plutôt un montant de 600 millions de dollars. Gaydamak, lui, a sans doute compté les intérêts.
En voulant donner une odeur de sainteté à son argent, Gaydamak a donc dû en transférer la propriété sur le papier, en faisant confiance à ses partenaires au Luxembourg qui finiront par le gruger. C’est en tout cas sa thèse. C’est aussi la raison pour laquelle les banques refusent désormais de lui communiquer des informations et de restituer la documentation remontant la piste empruntée par les fonds lorsqu’ils quittèrent IBL/Sella et Alcor Bank. Officiellement, il n’en est plus le propriétaire. Gaydamak accuse aujourd’hui ses anciens partenaires au Luxembourg d’avoir bénéficié de complicité au sein des deux banques de la Place. Il parle de collusion et évoque des faux. Il conteste vigoureusement en tout cas toute volonté de sa part de se dessaisir de sa fortune et d’avoir eu une quelconque intention libérale, encore moins en faveur d’une cause religieuse.
La question juridique désormais sera de savoir si les tribunaux reconnaîtront à l’homme d’affaires russo-israélien sa qualité à agir pour lui permettre, tout d’abord, d’explorer la documentation d’IBL/Sella et d’Alcor, si tant est aussi qu’elle existe encore, et aller à la recherche des flux financiers entre le Luxembourg, les paradis fiscaux et Chypre. Cette première étape franchie, Arcadi Gaydamak pourra peut-être passer à la vitesse supérieure : recouvrer une fortune qui pointait encore en 2006 à près de deux milliards de dollars.
On en est sans doute loin du compte, une procédure à peu près semblable (mêmes victimes, protagonistes identiques) introduite par une BVI, Ottawa, se présentant comme l’actionnaire de la société Abalone Investment Limited, qui fut au centre elle aussi de l’Angolagate et servit à réceptionner les commissions suspectes – dans laquelle, outre Gaydamak, on retrouve la piste du marchand d’armes français Pierre Falcone et d’un oligarque russe Vitaly Malkin –, n’a pas abouti devant le tribunal des référés au Luxembourg, le juge ayant estimé, dans une ordonnance du 27 mars dernier, la procédure irrecevable compte tenu du défaut de qualité d’agir d’Ottawa.