Souvenirs personnels des années 1980, peut-être 1985 ou 1986, au cinéma Eldorado à la Gare du Luxembourg, peu avant sa fermeture, un semblant de monde bienveillant, inclusif, sans doute parce que j’étais enfant. Malgré l’hécatombe du Sida, il y avait la possibilité de faire de la poésie. Je découvre Dune de David Lynch, sorti sur les écrans en 1984, je découvre un film de science-fiction tout en lenteur et en étrangeté avec Sting, Patrick Stewart et Kyle MacLachlan. Ce dernier jouera par la suite un rôle considérable pour David Lynch mais aussi pour ma génération et celles à venir : Ma fille le trouve absolument grandiose aujourd’hui. Moi, dès ce moment, je suis vendue, comme on dirait en luxembourgeois. Jeune donc, d’une curiosité insistante, je découvre vite (je ne sais plus avec quel adulte, mais je pense que ce fut ma mère) Elephant Man (sorti plus tôt en1980). Ceci sera mon premier bouleversement cinématographique. Je suis loin d’être la seule. Les hommages incalculables au réalisateur le prouvent.
David Lynch nous a quitté la semaine dernière. Il aurait eu 79 ans, le 20 janvier, lundi dernier, le jour de l’investiture du président revenant des États-Unis, au moment où brûle Los Angeles – le Los Angeles lynchien aussi. L’artiste a préféré se transcender ailleurs, sans doute a-t-il eu raison. Mais comme il manquera !
Bricoler le cinéma. Des mots qui, pris seuls, paraissent banals, mais qui, accolés à l’univers de David Lynch, prennent une résonance extraordinaire. Car, en vérité, Lynch sculpte, déconstruit et recrée une forme d’art qui bouscule les règles établies. À travers l’image, le son et la texture, il transforme le familier en étrange et l’étrange en familier. Le résultat n’est jamais un simple film, mais une expérience sensorielle et immersive.
Le grand public découvre donc cet artisan du cinéma en 1980 avec Elephant Man. Le film qui relate l’histoire vraie de Joseph Merrick – un homme souffrant de difformités physiques sévères – n’est pas une œuvre sur le monstre, mais sur la monstruosité des regards, des préjugés et des jugements. Chez Lynch, le monstre est partout sauf dans le monstre lui-même. À travers cette fable humaniste et bouleversante, il montre déjà son obsession pour les marges, pour ces espaces liminaux où l’humanité vacille entre compassion et horreur.
Mais Elephant Man n’est qu’un prélude. Le cinéaste du psychisme, comme on doit le qualifier, a déjà entamé son exploration des zones troubles de l’esprit humain avec son premier long-métrage, Eraserhead (1977). Film à petit budget, bricolé avec une patience infinie (cinq ans de travail minutieux), cette œuvre est une plongée dans l’inconscient. D’aucuns la qualifieront de cauchemardesque, d’autres écoutent encore et toujours la chanson de la dame au radiateur : « In heaven everything is fine, in heaven... ». Lynch y impose un univers où le sens s’efface, au profit des sens : Les sons industriels oppressants, les visions surréalistes et les textures organiques deviennent de véritables protagonistes.
Cette approche radicale le mène à une douloureuse expérience en 1984 avec Dune, qui souffre d’une production chaotique et d’un montage final arraché des mains de Lynch par les studios. Ce désastre marque profondément le réalisateur, qui refusera désormais de céder un millimètre sur le final cut. Cette leçon, il la mettra à profit dans ses projets ultérieurs, où il cultivera une liberté artistique absolue, loin du rouleau compresseur hollywoodien.
C’est dans cet espace de liberté que naît Blue Velvet (1986), véritable chef-d’œuvre. Dès les premières notes de la chanson éponyme, le spectateur est happé dans une Amérique de carton-pâte où la perfection des pelouses cache des ténèbres insondables. Lynch, en compagnie de son compositeur de toujours Angelo Badalamenti, crée une symphonie visuelle et sonore où chaque détail est chargé d’une signification diffuse. Ce n’est pas l’explication rationnelle qui importe, mais bien l’expérience sensorielle brute.
En 1990, Lynch obtient la consécration avec la Palme d’Or pour Sailor et Lula (Wild at Heart). Cette histoire d’amour fou, entre deux marginaux, incarnés par Nicolas Cage et Laura Dern, est à la fois une ode à la passion et une plongée dans les abîmes de la violence et du chaos. Le cinéma de Lynch atteint ici une forme absolue : l’artiste-cinéaste ne cède rien à la facilité, refuse les compromis pour livrer une œuvre où chaque plan, chaque son et chaque silence portent une charge émotionnelle profonde.
L’alliance avec Badalamenti est un pilier du cinéma lynchien. Ensemble, ils ont donné naissance à des moments d’une intensité unique, comme dans Mulholland Drive (2001, Prix de la mise en scène au Festival de Cannes) quand Rebekah Del Rio chante Llorando. La musique, chez Lynch, est bien plus qu’un simple accompagnement. Elle est un personnage à part entière, une force qui amplifie les émotions et hante les esprits.
Le cinéma de Lynch est un paradoxe permanent, à l’image de Salvador Dalí. Comme Dalí, Lynch transforme l’étrangeté en art, joue avec les décalages et impose une vision où le réel se fissure pour révéler des mondes cachés. On peut aussi le comparer à Francis Bacon, pour ses portraits torturés et ses visions organiques, ou à Kafka, pour son exploration des angoisses existentielles et de l’absurde.
Chez Lynch, ce ne sont pas les concepts qui dominent ; ce sont les sens. Ses films ne cherchent pas à être compris, mais vraiment à être ressentis. Il aimait la langue polonaise, il est tombé amoureux de la ville de Łódź où il voulait installer un centre d’art. Cette langue polonaise, il l’a fait retentir dans son dernier œuvre d’art cinématographique, Inland Empire (2006). Ainsi tout résonne longtemps après ses génériques de fin. Cette capacité à créer des mondes qui réverbèrent bien au-delà de l’écran a inspiré des générations de cinéastes et d’artistes, qui voient en lui un maître de l’indicible.
Est-ce parce qu’il a été d’abord artiste visuel ? Ses lithographies et ses dessins ont d’ailleurs été exposés au Luxembourg, dès 2011 chez Nosbaum Reding puis en 2023 au Cercle Cité. David Lynch a aussi été musicien, un artiste total qui naviguait d’un langage artistique à l’autre. Du cinéma vers le dessin, du dessin vers la musique. Récemment, c’est-à-dire ces dernières années, il avait entrepris un travail de transmission sur sa chaîne YouTube, David Lynch Theater, où l’on peut découvrir ses courts-métrages, mais aussi des prévisions météo, étranges et drôles à la fois et puis des déclarations politico-poétiques au regard de l’actualité en Ukraine. Lynch croyait à d’autres possibilités, à d’autres mondes et à la bienveillance aussi.
Il restera, en fin de compte, un des grands poètes du cinéma. Un visionnaire qui n’a cessé de tordre les règles pour faire émerger un art sans aucun compromis. Un cinéma, où l’angoisse se mêle à la beauté, où les ténèbres flirtent avec la lumière. Un cinéma qui, comme un rêve, ne finit jamais vraiment et où la réalité du monde brutal n’est pas commentée de manière frontale.