The Song

L’exaspération du silence

d'Lëtzebuerger Land du 11.03.2010

Silence on tourne et l’on retourne la question de la mathématique du corps. Redondance de la pensée et du geste, il s’agit d’une déconvenue pour les adeptes de la chorégraphe flamande Anne Teresa De Keersmaeker (ATK), figure majeure de la danse contemporaine. Les créations de la chorégraphe sont régulièrement présentées à Luxem­bourg. Elles permettent au public fidèle depuis plusieurs années d’identifier les évolutions et dans le cas présent, la césure que The Song marque dans l’œuvre de la chorégraphe.

En effet, Anne Teresa De Keersmaeker a toujours revendiqué et assumé un rapport très fort avec la musique en indiquant que la musique l’avait conduite à la danse. On se souvient de ses créations dansées sur des pièces musicales variées de Bartók à Steve Reich, en passant par Joan Baez. Figure emblématique de la danse contemporaine associée parfois à une autre chorégraphe telle que Sasha Waltz, cette nouvelle création correspond aussi à un renouveau de la troupe à la suite du départ de certains danseurs.

Radicalité dans le propos et dans sa traduction scénique, cette fois-ci, le public a montré son impatience face à cette interrogation lancinante de deux heures sur la fragilité des corps. Ces deux heures quasi mutiques, auxquelles s’ajoute cette succession de tableaux inégaux entre lesquels seule la lumière faisait le lien, ont eu raison de la patience de certains des spectateurs qui, lassés, sont partis progressivement. L’absence de musique, à l’exception de celle de While my guitar gently weeps des Beatles, fredonnée par l’un des danseurs, ou de la chanson Helter Skelter lancée à plein volume, perturbe le regard sur cette création.

Déhanchements, vrilles, spirales étourdissantes et fluides, travail au sol, contrôle des chutes, extensions et replis, nervosité du rythme, l’esthétique caractéristique de sa danse est toujours là. Les sons sont produits par la respiration des danseurs, par les semelles crispantes de leurs chaussures et par les bruitages de Céline Bernard. Cette dernière opère en dédoublement des pas feutrés des danseurs avec une semelle sonore ou fait crisser un tissu, un blouson ou chanter l’eau renversée sur le tapis de sol en appuyant sur la matière trempée telle une craie sur un tableau… Horripilant ! La trace sonore du geste est intéressante à exploiter, mais il y a en l’espèce une sur­exploitation du moyen.

Ascétisme habituel et intransigeance quant à d’éventuels compromis de séduction, la mise en scène met en avant et à nu les neuf danseurs et l’unique danseuse sans répit. Les coulisses sont apparentes et les danseurs pivotent, se posent, soufflent et reviennent dans la ronde effrénée en courant pour occuper frénétiquement l’espace. La lumière fait des siennes, vient, repart, vacille en intensité.

En suspension, une grande feuille argentée vient à se déployer admi­rablement et semble marquer telle une brise des mouvements, la fin de la création mais aussi un moment de poésie… Le public est induit en erreur, et reprend lui aussi son souffle à la vue de la nuée de danseurs qui revient sur scène pour s’élancer de plus belle dans un nouveau tourbillon de mouvements qui peine à se renouveler. Le rendez-vous d’une fin poétique avec la lune s’évaporait, décidemment The Song jusqu’à la fin ne fait aucune concession à l’émotion et garde le cap de l’austérité et de la radicalité.

Emmanuelle Ragot
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