À un an des élections communales, à Luxembourg ou à Esch, l’exploitation des vélos en libre service déborde dans le champ politique

Décharge publique

d'Lëtzebuerger Land du 08.07.2022

Concession Certains sont abandonnés sur les trottoirs. D’autres dans les parcs. On en récupère même dans l’Alzette. Ceux-là portent les stigmates de leur passage dans l’eau avec parfois des algues comme oripeaux. La semaine passée, L’Essentiel a mis des chiffres sur le sentiment partagé dans la capitale que les Vél’Oh sont dévoyés. Leur exploitant, la firme française JC Decaux estime que 200 Vél’Oh sont abandonnés quand un millier est encore opérationnel. Un sixième du parc n’est donc plus à la disponibilité de ses 20 000 abonnés longue durée et utilisateurs occasionnels (ces derniers ont réalisé 800 000 trajets en 2021). Et l’on peine souvent à s’équiper d’un Vél’Oh dans la ville haute.

En 2008, le collège échevinal composé d’élus libéraux et verts (avec Guy Helminger et François Bausch en têtes d’affiche) avait choisi JC Decaux comme prestataire de service. La multinationale à 2,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires (en 2021) et cotée à la Bourse de Paris devait développer une solution de mobilité douce et, en même temps, démocratiser l’usage de la bicyclette dans la capitale. Une autre délégation de service public comme RTL pour la télé ou le RGTR pour les bus (d’Land, 17.6.2021) Le contrat initial portait sur une vingtaine de stations et 200 vélos. Cinquante panneaux publicitaires (Mupi) exploités par JC Decaux sur les stations garantissaient un revenu (environ 80 000 euros par an) à la multinationale et permettaient à la Ville de dépenser moins. François Bausch, échevin écologiste aux finances et à la circulation, s’était alors d’ailleurs piégé. Les « Mupis » avaient affiché des publicités pour le tabac alors même que l’élu écologiste s’opposait au principe de publicité pour le tabac. À la fin du contrat passé pour dix ans, JC Decaux opérait 717 vélos répartis sur 77 stations. Selon un document présenté au Conseil communal et consulté par le Land, le partenariat a coûté à la Ville
5,6 millions d’euros de 2008 à 2017, et rapporté 1,6 million (dont 776 000 euros d’abonnements). 

Révélateur de couleur En avril 2017, la mairie a réédité un appel à candidatures pour le marché de « mise à disposition, l’installation, l’entretien et l’exploitation d’un système de vélos en libre service ». Ni alors, ni en 2008, les Stater libéraux n’ont opté pour le « modèle eschois » d’économie solidaire. Son Vël’OK a été lancé en 2004 via le CIGL. Au Centre d’initiative et de gestion local à Esch, le chef de projet Fraenz Schintgen explique que, « sûrement à cause de la couleur politique (LSAP, ndlr) de la ville » lors de la conception du Vël’OK (la mairie a basculé au CSV en 2017), celui-ci revêt une ambition sociale. Le service est gratuit. Les neuf communes participantes achètent les vélos (autour de 2 000 euros auxquels il faut ajouter 1 300 euros pour la centrale). 25 « bénéficiaires », souvent des chômeurs de longue durée, travaillent à l’entretien. Ils sont encadrés par cinq CDI. Le budget de fonctionnement s’élève à 1,75 million d’euros anuels. Les deux tiers sont pris en charge par le ministère du Travail pour payer les salariés, le reste par les communes au prorata des vélos qu’elles possèdent. La flotte compte 615 vélos électriques. Vël’OK compte 9 200 abonnés. 

Dans la capitale, on paie pour une prestation de service. À la différence de 2008, le cahier des charges de 2017 exigeait l’assistance électrique du pédalage. En septembre 2017, selon les informations du Land, deux candidats s’affrontaient en finale de l’appel d’offres : JC Decaux et le groupe Goedert, associé à la Française Smoove. Goedert opérait déjà le système de vélos électriques partagés, BE-Bike, à Bertrange. Smoove (qui a repris en 2019 le marché parisien des Vélib à JC Decaux) apportait l’expérience technique. Goedert offrait l’ancrage luxembourgeois.

JC Decaux l’a emporté. « Ce qui m’a frappé c’était le prix très compétitif », se souvient aujourd’hui Patrick Goldschmidt, « bien en-dessous des autres », poursuit l’échevin à la mobilité. Le premier bon de commande portait pour 80 stations équipées de vélos cent pour cent électrique pour un montant de 14,6 millions d’euros TTC étalés sur dix ans. Selon un tableau comparatif présenté aux élus communaux, un vélo électrique luxembourgeois coûte annuellement environ 1 600 euros par an hors-TVA à la Ville. Le vélo parisien coûte 2 000 euros et le nantais 2 800. Les abonnements d’un an (longue durée) passent de quinze à 18 euros. 80 pour cent des recettes vont à la Ville. Le reste et les utilisations « à la minute » vont dans la poche de JC Decaux, laquelle gère la collecte et la distribution des sous. Le groupe reste propriétaire des vélos (à l’inverse du Vël’OK). « Nous avons supprimé la partie publicitaire » dans la dernière soumission de marché public suivante, explique aujourd’hui le libéral Patrick Goldschmidt. L’intéressé relève qu’une association de type CIGL aurait pu postuler. Il précise d’ailleurs que les élus communaux ont réfléchi à une sorte de CIGL pour la Ville « à mettre en place dans les années à venir ». Des discussions ont été menées autour de problématiques environnementales, par exemple pour « laver la vaisselle » lors d’événements organisés par la mairie, illustre l’échevin. Ces démarches n’ont jamais abouti.

Mais l’exploitation des Vél’Oh par le « numéro un mondial des vélos en libre service », comme il se présente, tourne en eau de boudin. « Je reçois des réclamations tous les jours », fait savoir Patrick Goldschmidt. « Si je regarde les chiffres et que j’écoute les jeunes, super contents d’utiliser des vélos électriques, nous nous félicitons de la solution », explique l’échevin. En revanche, « j’ai l’impression qu’ils devraient mettre plus de moyens », ajoute l’élu libéral. Selon son analyse, JC Decaux a soumis une offre compétitive en termes de prix notamment parce que Luxembourg présentait moins de risque en matière de vandalisme qu’une ville comme Paris… et donc moins de coûts en réparation et entretien.

L’Essentiel a révélé qu’une pierre était utilisée pour forcer le verrou. Les effractions sont très localisées. « Dans le quartier Gare », reprennent en choeur l’opérateur et l’administration communale. « Cela ternit l’image de la Ville et de JC Decaux », explique au Land Laurent Vanetti, chef du service circulation. Pour l’intéressé, JC Decaux doit changer son système d’accroche. « Selon le cahier des charges, les vélos doivent avoir un système qui prévient des actes de vandalisme », précise-t-il. Le contact avec l’opérateur est régulier. Le directeur adjoint du groupe pour le Belux, Jérôme Blanchevoye, basé à Bruxelles, s’est déplacé en juin pour évoquer le sujet. Cette semaine, il explique que les coûts sont à sa charge et que les réparations rognent la marge opérationnelle. Jérôme Blanchevoye explique en outre que l’entreprise souffre de difficultés d’approvisionnement à cause des tensions sur les marché. « On a un risque de pénurie à terme », prévient l’exploitant.

Balance ton Vél’Oh JC Decaux a déposé une douzaine de plaintes contre X pour vol. Elles portent sur des dizaines voire centaines de vélos. « On les retrouve pour l’essentiel. On étudie un renforcement du système, mais ils trouveront toujours un moyen de forcer », croit savoir Jérôme Blanchevoye qui en appelle « à un contrôle social » et à l’intervention de la police. « Tant que les auteurs des faits ne sont pas interpelés... » À l’inverse des vélos en libre service dans le sud, les Vél’Oh ne sont pas équipés de géolocalisation. Impossible de savoir où les Vél’Oh ont été abandonnés après avoir été arrachés à la bornette. Il faut donc compter sur la bonne volonté des citadins. L’entreprise conseille de contacter le centre d’appels (en Belgique) pour signaler un Vél’Oh abandonné. « On n’a perdu qu’un vélo l’année dernière », glisse Fraenz Schintgen à Esch. « Tous les jours on en récupère entre quatre et six », notamment grâce au GPS intégré et du suivi opéré (car quand la batterie est vide, le signal est rompu), poursuit le responsable du CIGL. 

Ce n’est pas la première fois que JC Decaux se trouve en délicatesse avec son client. En septembre 2020, le Wort rapportait déjà les propos de Patrick Goldschmidt après une réunion du collège échevinal. « Wir investieren 1,5 Millionen Euro pro Jahr, damit wir den Fahrradverleihdienst in der Hauptstadt anbieten können. Wir erwarten, dass der Betreiber JCDecaux seinen Vertrag einhält und die Pedelecs einwandfrei funktionieren », s’était plaint l’échevin en charge de la mobilité. La mairie avait envoyé une mise en demeure et les problèmes avaient été réglés. 

Enjeu électoral L’affaire prend une tournure politique. Le vélo, très utilisé par les jeunes citadins et les étrangers (qui ne doivent plus attendre cinq années pour voter), devient un enjeu électoral à quelques mois des élections communales. « Si l’on regarde les grandes villes européennes, beaucoup d’acteurs semblent plus performants », avance François
Benoy, qui s’est présenté lundi comme la tête de liste Déi Gréng dans la capitale pour 2023. Le jeune écolo juge la solution proposée par JC Decaux moins performante que celle d’autres prestataires en Europe où la multinationale laisse de plus en plus de parts de marché. François Benoy propose aussi d’instaurer une tarification en fonction des revenus.

Le maillage du réseau fait aussi débat. Les quartiers du nord, « périphériques et populaires » selon la conseillère Eduarda Macedo, sont délaissés. « Il n’y a ni banque, ni institution européenne, ni administration publique, ni tourisme », poursuit l’élue Déi Gréng, habitante de Beggen qui comme Dommeldange n’a pas de station Vél’Oh. D’aucuns soupçonnent même le maillage de coller les potentiels bassins d’électeurs. Cents, seul quartier majoritairement composé de Luxembourgeois, a bénéficié d’une station dès l’électrification du matériel en 2018, opérée justement pour désenclaver les zones escarpées. Patrick Goldschmidt rejette catégoriquement l’allégation. L’implantation des stations serait définie par les fonctionnaires du service circulation et proposée au collège échevinal. « Je n’ai pas le souvenir de discussions à caractère politique (sur le maillage du réseau Vél’Oh, ndlr) », affirme Patrick Goldschmidt ce mercredi. L’intéressé dit d’ailleurs avoir poussé pour équiper le nord de la ville, mais l’administration communale attendait que les Ponts et chaussées (sous l’autorité de celui qui a poussé le Vél’Oh en 2008, François Bausch) finissent la piste cyclable entre Dommeldange et Beggen. La Ville n’aurait pas souhaité envoyer les utilisateurs de Vél’Oh sur la route nationale faute de piste cyclable. Celle-ci a été livrée en mai. L’objectif est d’équiper Walferdange (comme l’ont été précédemment Hesperange, Strassen ou Leudelange), la commune suivante. Trois stations ont été commandées en mars. Une dizaine de mois précèdent la livraison. Juste à temps pour les élections.

Pierre Sorlut
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