Comment les milliards de la drogue sont blanchis

Partout, tout, tout le monde

Le cannabis est la drogue la plus consommée en Europe
Photo: Administration des douanes et accises (ADA)
d'Lëtzebuerger Land du 12.05.2023

Le 3 mai dernier, peu après l’ouverture à Luxembourg d’un procès-fleuve, où les principaux accusés d’un trafic de stupéfiants sont originaires de la région des Pouilles en Italie, une opération internationale de grande envergure était menée contre la mafia calabraise la ’Ndrangheta. Cent-trente-deux membres de ce puissant réseau criminel ont été arrêtés dans dix pays, notamment en Italie mais aussi en Allemagne où il est historiquement très présent. Le point commun entre les deux affaires, outre le pays d’origine des délinquants, est naturellement la drogue. Comme ses homologues italiennes la Camorra à Naples et Cosa Nostra en Sicile, comme les autres grandes mafias opérant en Europe (albanaise et turque notamment) et dans le reste du monde, la ’Ndrangheta tire désormais l’essentiel de ses revenus du trafic de stupéfiants. Elle serait le leader mondial du trafic de cocaïne avec des ramifications dans une quarantaine de pays et de ce fait la mafia la plus riche d’Europe.

Toutes ces organisations criminelles profitent de l’extraordinaire développement de la consommation de stupéfiants sur la planète entière, favorisée par la baisse des prix, elle-même stimulée par l’accroissement de la production en Amérique latine et en Afrique notamment. « Everywhere, Everything, Everyone », écrivait le belge Alexis Goosdeel, directeur de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, pour qualifier le phénomène, en introduction de son rapport annuel de soixante pages publié en juin 2022. Dans la seule UE, environ 84 millions de personnes, soit 29 pour cent des adultes de 15 à 64 ans auraient déjà fait usage d’une substance illicite, les hommes (51 millions) étant plus nombreux que les femmes (33 millions) à déclarer cette consommation, qui pénètre toutes les catégories sociales. La variété et la qualité des produits ne cesse de s’améliorer. Le cannabis reste de loin la drogue la plus consommée, par plus de 22 millions d’adultes européens devant la cocaïne, la MMDA et les amphétamines. Un grand nombre de personnes consomment plusieurs types de drogues.

Le chiffre d’affaires du trafic de stupéfiants est évalué à 400 milliards de dollars dans le monde, soit la moitié de l’activité criminelle organisée, l’équivalent du PIB danois ou égyptien. Une estimation par essence sujette à caution mais qui semble à plusieurs experts être une hypothèse basse. Autant de sous à blanchir, c’est-à-dire introduire clandestinement dans les circuits légaux de l’économie pour pouvoir les utiliser tout en dissimulant leur origine. Les délinquants sont de plus en plus imaginatifs pour blanchir les fonds. Mais, quelles que soient les solutions utilisées, leur activité ne serait pas possible sans le concours d’un certain nombre de professionnels (banquiers, commerçants) peu regardants, voire corrompus. De plus, alors que la réglementation ne cesse pourtant de se renforcer, ils sont habiles à en exploiter les failles, par exemple les différences dans les législations concernant les paiements en espèces.

Les paiements des consommateurs finaux se faisant exclusivement en espèces, le problème principal des trafiquants est donc de savoir comment se débarrasser des énormes masses de billets qu’ils collectent. Ils doivent d’abord les utiliser au règlement de leurs fournisseurs. Pour cela, selon Tracfin l’organisme français chargé de la lutte anti-blanchiment, la très ancienne technique de la « hawala » (mot arabe signifiant virement ou mandat) serait toujours la préférée pour effectuer des règlements internationaux, quasi-systématiques en matière de stupéfiants, puisque les producteurs et les consommateurs vivent dans des pays et même des continents différents. Il s’agit en fait d’une technique de compensation. Par exemple une personne physique ou morale marocaine, au lieu de transférer de l’argent en Belgique pour le paiement d’une dette quelconque, confiera l’argent à un intermédiaire (saraf) situé au Maroc. Ce dernier va s’en servir pour payer les producteurs de drogue locaux. Ensuite, il donnera ordre à son « correspondant » en Belgique (collecteur d’espèces tirées de la vente de stupéfiants) de mettre les sommes versées à la disposition du créancier. C’est le système utilisé par la ’Ndrangheta pour régler les livraisons de cocaïne d’Amérique du sud.

Pour les autres règlements, et en dehors des pays d’origine des stupéfiants où il est généralement possible de payer en liquide même pour des achats importants, les transactions en espèces, même lorsqu’elles sont autorisées, restent limitées en montant et très surveillées. Il faut donc parvenir à introduire les espèces dans les circuits bancaires, ce que les directives européennes anti-blanchiment appellent la « phase de placement ». Plusieurs techniques existent à cet effet. La plus simple, très anciennement pratiquée, est celle du « smurfing », ou fractionnement. Il y a quelques années un reportage sur les biens saisis chez un narcotrafiquant d’Amérique latine montrait, au milieu d’une propriété somptueuse, une piscine de taille imposante… pleine à ras bord de billets de banque, soit au bas mot 500 m3 d’argent liquide (sans mauvais jeu de mots). Un policier expliquait qu’ils étaient remis, par petites quantités, à un réseau de « fourmis » qui les déposaient sur leurs comptes en banque, sans avoir à en justifier la provenance car le montant était inférieur au seuil de déclaration. Après prélèvement de leur petite commission, les fourmis effectuaient un virement en direction du « compte collecteur » d’une société située dans un paradis fiscal. Une fois les fonds intégrés au système bancaire, il reste encore à en dissimuler l’origine délictuelle car à ce stade leur traçabilité est encore aisée.

C’est l’objet de la deuxième phase, appelée « empilement » ou « layering ». De nombreuses transactions financières (paiements, prêts) sont effectuées entre sociétés existantes ou créées à cet effet pour compliquer la détection de l’origine des fonds. Idéalement les virements seront faits sur plusieurs comptes dans le monde entier afin d’éviter d’être soumis à une juridiction spécifique. Les pays proposant une fiscalité favorable et protégeant l’identité des bénéficiaires finaux sont privilégiés. Les crypto-monnaies et les plateformes peer-to-peer sont désormais couramment utilisés pour le layering en raison d’une réglementation encore lacunaire. Mais l’empilement peut se révéler coûteux à cause des « frais de déplacement de l’argent » du paiement des intermédiaires. L’argent sale peut rester dans le système financier et servir à des placements par exemple. Mais il peut aussi être utilisé, sans grand risque que son origine frauduleuse soit prouvée, à des investissements matériels ou des acquisitions d’entreprises par des sociétés-écrans ou des prête-noms.

L’acquisition de biens immobiliers, de produits de luxe (voitures, montres, bijoux) ou encore d’œuvres d’art est la forme la plus répandue. Dans le cadre du « procès Bari », des voitures haut-de-gamme d’une valeur globale de 650 000 euros, notamment une Ferrari, une BMW M5 et une Mercedes G63 ont été saisies, ainsi que deux maisons et un appartement. Ces biens ne sont pas forcément acquis pour être utilisés. Leur revente aboutit au même résultat que l’empilement. Du côté des entreprises, les mafieux ciblent traditionnellement les activités où une partie importante des paiements sont réalisés en espèces (ce qui est de moins en moins vrai aujourd’hui) de sorte que les fonds issus de l’activité légale peuvent aisément être mélangés à ceux issus du trafic. Situé via Veneto à Rome, l’emblématique Café de Paris, équivalent local du Fouquet’s parisien, a longtemps appartenu à la ’Nrandgheta, son propriétaire officiel étant un modeste coiffeur calabrais que l’on disait illettré. Dans certaines grandes villes européennes, des pizzerias servent toujours au blanchiment de l’argent de la drogue. La ’Ndrangheta a aussi investi aussi dans des hôtels, des stations de lavage et des supermarchés.

Étant par nature la partie la plus visible du blanchiment, l’intégration présente l’inconvénient d’attirer l’attention sur les acquéreurs ou les bénéficiaires, surtout s’il s’agit de personnes physiques jeunes et sans profession connue. Certains inculpés du procès Bari ont été repérés de cette manière. Même effectués par des acteurs subalternes, les achats permettent alors à la justice de remonter les filières et d’attraper de « gros poissons ». Les trois phases du blanchiment ne sont pas propres au trafic de drogue. On le retrouve aussi dans d’autres activités criminelles comme les escroqueries et le trafic d’armes. Mais les affaires de stupéfiants se caractérisent à la fois par leur fréquence, leur montant et la masse des espèces à blanchir. Le trafic de drogue et le blanchiment de l’argent qui en est tiré n’est pas seulement le fait de bandes importantes et organisées, comme celle jugée à Luxembourg en ce moment. On assiste depuis quelques années à l’extension géographique du trafic à des villes moyennes et même aux zones rurales. Cela permet de toucher davantage de consommateurs en leur offrant un « service de proximité ».

Pour les drogues les plus courantes, cette « dissémination » a favorisé l’émergence de petits trafiquants locaux d’autant plus difficiles à confondre que les sommes en jeu passent « sous les radars ». Ainsi en mars 2023 a été jugé à Figeac, petite ville de 10 000 habitants dans le département du Lot, au cœur de la France profonde, un quadragénaire ayant cultivé du cannabis dans sa cave entre 2014 et 2020 pour alimenter un marché local, à raison, vers la fin, de quarante kilos par an, soit un chiffre d’affaires de 200 000 euros. Curieusement, c’est une dénonciation qui a permis son arrestation, alors que son train de vie (achat de logement, de voiture et de moto) était notoirement en décalage avec son revenu officiel de 1 000 euros par mois au titre d’une allocation d’adulte handicapé. Il a révélé avoir fait sans problèmes pendant toutes ces années un grand nombre de paiements en espèces, notamment des travaux de rénovation, mais aussi par voie bancaire. Il avait en effet déposé 60 000 euros sur son compte (soit cinq années de son revenu officiel) pour pouvoir acheter un local, sans que sa banque s’en émeuve, ce que son avocat n’a pas manqué d’exploiter.

Limites de paiement

Pour tenir compte de la variété des habitudes de paiement, l’UE a renoncé à harmoniser les limites des paiements en espèces. Rares sont les pays, comme la Suède et les Pays-Bas, où il n’existe aucune limite. Le régime le plus fréquent est celui de l’interdiction de paiement au-dessus d’un certain niveau, lui-même très disparate : très faible dans certains pays d’Europe du sud (500 euros en Grèce, mille euros en France, en Espagne et en Italie) il est plus élevé en Europe centrale et du nord (3 000 euros en Belgique, 5 000 euros en Slovénie et en Slovaquie). Parfois il n’existe pas de limite légale mais les paiements en espèces sont surveillés au-dessus d’un certain montant, 10 000 euros en Allemagne ou au Luxembourg, avec une obligation de déclaration. Même dans les pays avec interdiction, le dispositif connaît des « trous dans la raquette ». D’une part il ne s’applique pas aux transactions entre particuliers (par exemple la vente d’une voiture d’occasion). D’autre part pour les non-résidents les limites sont nettement plus élevées : 10 000 euros en Espagne, 15 000 euros en France, soit quinze fois plus que pour les résidents ! C’est ce qui explique qu’il y a quelques années les mafias asiatiques payaient des « petites mains » venues de Chine par exemple pour acheter plusieurs sacs Vuitton à Paris. Leur revente locale était un vecteur de blanchiment.

Georges Canto
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