Dans le slogan « Make America Great Again » (Maga) utilisé par Donald Trump depuis 2016, faut-il donner désormais à Great un sens géographique ? On pourrait le penser, en se référant aux récentes déclarations du président élu évoquant une possible prise de contrôle, au besoin par la force, de Panama et du Groenland, et son souhait de voir le Canada devenir le 51e État de l’union. Ces revendications ont laissé le monde pantois, car elles étaient absentes de la campagne électorale et Trump avait plutôt jusqu’ici une réputation d’isolationniste, à l’image de son électorat. Loin de les considérer comme de nouvelles provocations du président élu, habitué aux outrances, les milieux politiques et économiques ainsi que la presse prennent ces propos très au sérieux. En effet, en manifestant une volonté inattendue d’expansion territoriale, Trump s’inscrit en fait dans une tradition aussi ancienne que le pays lui-même.
Ainsi dès la fin de la Guerre d’indépendance, les États-Unis ont cherché à annexer le Canada et ont multiplié leurs tentatives tout au long du XIXe siècle, la plus sérieuse datant de la guerre anglo-américaine de 1812, où une invasion du Canada échoua. La question est revenue sur le tapis dans les années 1830-1840 puis au moment de la Guerre de Sécession (1861-1865) et juste après l’achat de l’Alaska en 1867. Mais après la création de Confédération canadienne en 1867 et la signature en 1871 du traité de Washington avec la Grande-Bretagne, les États-Unis, reconnaissant de facto le nouveau Dominion, n’ont jamais suscité ni encouragé de mouvement favorable à l’annexion. Et du côté canadien aucune initiative sérieuse en ce sens n’a jamais vu le jour. Au contraire, l’idée que le Canada devienne le 51e État américain est souvent utilisée par les politiciens locaux comme repoussoir à l’égard de décisions ou mesures trop semblables à celles prises chez le grand voisin. Les États-Unis ne possèdent pas de base militaire au Canada.
La « sortie » de Trump, menaçant d’utiliser la « force économique » contre ce pays, et allant jusqu’à publier une carte des États-Unis incluant le territoire canadien a d’autant plus surpris. Sa provocation a néanmoins mis en évidence une réalité incontournable : la forte dépendance du Canada vis-à-vis des États-Unis, qui absorbent 77 pour cent de ses exportations de biens et représentent 63 pour cent de ses importations (dégageant au passage un excédent de 75 milliards d’euros), tandis que les États-Unis représentent la première destination des investissements du Canada à l’étranger (44 pour cent du total) et sont la première origine des investissements étrangers au Canada (46 pour cent). Trump semble considérer qu’une « fusion » éliminerait de facto cette dépendance et profiterait autant aux Américains qu’aux Canadiens, qui « économiseraient énormément d’impôts et de dépenses militaires ».
Concernant le Groenland on évoque souvent la proposition d’achat déjà faite par Trump en août 2019, lors de son premier mandat, la qualifiant alors de « grosse transaction immobilière ». Mais l’île est dans le collimateur des Américains depuis le XIXe siècle, en raison, à l’origine, de sa situation géographique et de sa taille, supérieure d’un quart à celle de l’Alaska. Les premiers projets remontent à 1868, juste après l’achat de l’Alaska aux Russes, et à 1910. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les Américains, qui avaient établi un protectorat sur l’île pendant le conflit, ont soumis secrètement une offre aux Danois en 1946, leur proposant cent millions de dollars en or (700 millions actuels en parité de pouvoir d’achat).
Au cours des décennies récentes, l’intérêt stratégique du Groenland a considérablement augmenté, l’Arctique étant riche en matériaux indispensables à l’industrie (or, zinc, cuivre, graphite, nickel, platine, uranium) et en hydrocarbures. Mais les États-Unis ont pris beaucoup de retard dans leur exploitation par rapport à la Norvège et surtout à la Chine et à la Russie qui ont plusieurs projets d’infrastructures dans la région. Le Groenland, qui fut juridiquement une colonie danoise jusqu’en 1953, est devenu un territoire autonome en 1979 (un statut renforcé en 2009) et réclame régulièrement son indépendance totale car il reste sous la souveraineté du Danemark pour certains domaines comme la politique étrangère, la défense et la monnaie. Ses 57 000 habitants ne veulent certainement pas changer de tutelle mais auraient du mal à s’opposer à une intervention armée (Trump n’a pas parlé d’achat, cette fois) des États-Unis, qui possèdent sur place depuis 1943 l’importante base militaire de Pittufik (ex-Thulé).
Le cas du Panama est particulier. Trump ne cherche pas à s’emparer du pays tout entier mais, au prétexte que les prix de passage des navires américains sont trop élevés, veut reprendre le contrôle du canal construit par les États-Unis entre 1904 et 1914, ainsi que la « zone du canal », un territoire de 1 432 km² constitué d’une bande de 8 km de part et d’autre des 80 km de l’ouvrage, qu’ils ont administré pendant près d’un siècle. En effet, la zone a existé jusqu’en 1999. Un traité signé en novembre 1903, à peine deux semaines après l’indépendance du Panama (obtenue à la suite d’une révolte contre la Colombie orchestrée par les Américains), accordait aux États-Unis, en échange de paiements annuels, le droit exclusif d’exploiter et de contrôler à perpétuité le canal et les territoires adjacents. À la suite d’un accord conclu en 1977 sous l’égide du président Carter, le Panama a récupéré l’administration civile de la zone (en octobre 1979), et le contrôle total du canal (fin 1999).
Pendant plusieurs décennies, le Panama était de facto un protectorat américain. Non seulement le pays était exclu de l’exercice de droits souverains sur la zone, mais les États-Unis avaient un droit d’ingérence permanent dans les affaires intérieures panaméennes, et la possibilité d’intervenir militairement en cas d’atteinte à l’ordre public. Ce qui fut fait en décembre 1989, dans le cadre de l’opération Juste Cause, décidée par George Bush père pour se débarrasser du dictateur et narco-trafiquant Manuel Noriega, qui n’avait pas hésité à déclarer la guerre aux États-Unis. Survenue peu après la chute du mur de Berlin, au milieu des soulèvements en Europe de l’Est et en pleines fêtes de fin d’année, cette opération passa d’autant plus inaperçue qu’elle dura seulement un mois. En reprenant pied sur la zone, Trump espère peut-être y réinstaller des bases militaires : les neuf sites présents avant 1999 ont servi tout au long du XXe siècle aux interventions militaires dans les pays voisins, notamment au Guatemala et au Nicaragua.
Ces visées territoriales, si elles aboutissaient, viendraient enrichir le « portefeuille de territoires » gérés par les États-Unis. Bien que philosophiquement opposés à toute colonisation, du fait qu’ils étaient eux-mêmes une ancienne colonie britannique, ils ont connu à la fin du XIXe siècle et au début du XXe une certaine expansion au-delà de leurs « frontières naturelles », dont il reste des traces aujourd’hui. Ainsi, leur victoire contre l’Espagne en 1898 leur a permis de mettre temporairement la main sur Cuba et sur les Philippines. Cuba est devenue juridiquement indépendante en mai 1902, mais resta dans les faits un protectorat américain jusqu’aux années 50. L’île fit l’objet d’une seconde occupation américaine entre 1906 et 1909, et les Américains ont obtenu en 1903 la location à perpétuité d’une zone de 118 km² située dans la baie de Guantanamo, à l’extrémité Est de l’île, qu’ils occupent toujours aujourd’hui.
Le traité de Paris de décembre 1898 transféra également aux États-Unis le contrôle des Philippines, qui, refusé par le gouvernement local, déclencha un conflit jusqu’en 1902. Une autonomie partielle fut promulguée en 1935 avant que le traité de Manille établisse l’indépendance du pays en juillet 1946. Mais les États-Unis possèdent encore dans les Antilles et l’océan Pacifique des territoires qui ne font pas partie de l’Union. Le plus grand et le plus connu est Porto Rico, à l’est de la République dominicaine, qui compte plus de 9 000 km² et 3,3 millions d’habitants. « État libre associé » l’île fait partie des « territoires organisés et non incorporés » au même titre que les Iles Vierges des États-Unis toutes proches (clin d’œil de l’histoire, elles ont été achetées en 1917 au Danemark) et, dans le Pacifique, des îles Mariannes du Nord et de Guam. Dans la même région les îles Samoa américaines (200 km², 55 000 habitants) ont le statut de « territoire non incorporé et non organisé ». Au total, ces possessions américaines couvrent un peu moins de 11 000 km² (quatre fois le Grand-Duché) et abritent quatre millions de personnes.
La probabilité que les revendications trumpiennes soient satisfaites est très faible. Non seulement elles se heurtent à l’opposition résolue des autorités et des opinions des pays visés, mais elles pourraient déclencher une crise internationale. Surtout, Donald Trump manquera de temps pour mener ces projets à bien, d’autant qu’il ne pourra pas se représenter : en pratique il ne dispose que de vingt mois environ, car rien ne dit qu’après les élections de mi-mandat en novembre 2026, le Congrès accepterait de ratifier d’éventuelles annexions.
États non contigus
Les États-Unis comptent deux états non contigus au territoire principal de l’Union, considérés comme des colonies jusqu’aux années 1950.
Le plus ancien est l’Alaska, plus grand État américain avec une superficie égale à celles cumulées de la France, de l’Espagne, de l’Italie et de l’Allemagne. Il a été acheté à la Russie en mars 1867, pour la somme de 7,2 millions de dollars (soit 3,6 millions de salaires journaliers moyens, qui feraient aujourd’hui 125 millions de dollars). A l’époque c’était un territoire pauvre vivant de la pêche, du commerce du bois et de celui des fourrures. Mais les Etats-Unis voulaient empêcher le Royaume-Uni de l’acquérir pour le joindre au Canada, tout en renforçant leurs liens avec la Russie, devenue leur voisin.
L’archipel de Hawaï, constitué en république en 1894 après le renversement de la monarchie grâce à l’appui fourni par les Etats-Unis à ses puissants colons installés sur place pour la culture du sucre et de l’ananas, fut annexé en juillet 1898, au moment de la guerre avec l’Espagne.
Malgré leur intérêt stratégique croissant au cours de la première moitié du XXe siècle, l’Alaska et Hawaï étaient cependant considérés comme de lointaines possessions, avec le statut de simples « territoires incorporés et organisés ». Un tournant décisif eut lieu en 1959 quand l’Alaska devint le 49e Etat de l’Union (le 3 janvier) et Hawaï le 50e (le 21 août) après un référendum. Ils gardent néanmoins un statut particulier : ainsi en 2011, une loi a reconnu les Hawaiiens d’origine comme le seul peuple autochtone. On y trouve aussi des mouvements indépendantistes actifs comme le Mouvement pour la souveraineté hawaïenne ou l’ Alaskan Independence Party fondé en 1974.